Cahiers René Béhaine
(août 2008)
Pierre Guillain de Bénouville est né le 8 août 1914 et décédé le 4 décembre 2001.
Catholique et royaliste, camelot du roi dès l’âge de 14 ans, il sera au premier rang des manifestants le 6 février 1934.
Passionné de littérature, il publie en 1936 aux Editions Bernard Grasset une étude sur son poète de prédilection, Baudelaire, intitulée « Baudelaire le trop chrétien, précédé d’une lettre de Charles du Bos à l’auteur et suivi d’une lettre de l’auteur à René Béhaine ».
C’est cette lettre où s’exprime l’admiration d’un jeune-homme de 22 ans pour un aîné qui a alors 56 ans et qui poursuit inlassablement, depuis plus de 30 ans, une œuvre immense de réflexion et de composition, que nous reproduisons ici.
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A René Béhaine
Mon cher ami
En présentant à vous-même et au public ce qui dans ma pensée ne doit être qu’un fragment d’une oeuvre critique étendue, je me dois de donner certaines explications.
Il y a un an à peine mes amis et moi ne connaissions de vos œuvres que des titres magnifiques que nous nous répétions parfois avec admiration. Dans notre vie tumultueuse, accaparés que nous étions par de graves obligations et par notre métier d’écrivain à l’exercice duquel nous apportions sinon toute notre foi du moins toute notre conscience, nous avions peu de minutes à nous et rarement le loisir de nous laisser glisser sur les belles pentes qui nous tentaient.
Une histoire de prix littéraire amena sur ma table « La Solitude et le Silence ».
Ma vie durant, mon cher ami, je n’oublierai la lumière qui se fit dans mon cœur. C’était par un de ces soirs d’hiver froid et gris, et à l’heure où dans Paris les réverbères tentent d’éclairer le ciel pour le flot ininterrompu des passants jetés dans la rue par les ternes soucis que chaque heure apporte et aussi par cet instinct grégaire qui, dans ces heures de défaite, les retiennent loin de la solitude glacée de leurs logis sans joie.
Cette lecture fut pour moi, et pour mes amis aussitôt alertés, une révélation qui nous isola dans la foule peureuse. Longtemps encore j’entendrai les mots émouvants des soirées que nous passâmes à discuter chez les uns et chez les autres, dans les cadres les plus divers ; et plus encore qu’à discuter à nous congratuler.
Nous avions vécu jusqu’alors dans cet univers où chacun va courbé sous sa peine, l’œil morne et le masque impénétrable. Notre foi en l’esprit, ces pages, déjà plus qu’à demi écrites quand je vous ai rencontré, vous l’ont dite, mais ce qu’elles n’ont su vous dire, c’est notre incertitude, notre angoisse et aussi notre lassitude. Autour de nous la terreur était à son comble ; l’anarchie semblait devoir triompher en dépit de la levée soudaine d’une génération généreuse qui, peu de jours après, allait en Février s’affronter avec les forces du mal, et dont beaucoup de représentants devaient mourir lâchement assassinés. Or, votre œuvre nous arrivait calme et grande ; calme comme est calme le visage d’une femme qui vient de pleurer, et plus grande encore que nous n’avions osé l’espérer.
Après l’histoire de ce prix, qu’il eût été symbolique que l’on vous décernât, car c’était Monsieur le Conseiller Béhaine votre père, qui avait validé le testament de ses fondateurs, je vous écrivis pour vous exprimer mon admiration personnelle et celle de mes amis. Cette lettre composée à la hâte dans laquelle je tentais de vous dire combien votre combat pour l’esprit nous touchait et nous exaltait, ne vous montrait qu’une faible part de cet enthousiasme dont vous ne deviez connaître d’ailleurs la mesure qu’après les heures tragiques auxquelles je faisais allusion et au cours desquelles nous avions si souvent pensé à vous. Lorsqu’après le combat, étendus sur le sol de nos permanences, ou assis sur nos talons, nous attendions depuis la tombée de la nuit jusqu’au petit jour l’événement qui sauverait notre pays, notre anxiété nous empêchait de dormir ; et si parfois accablés par la fatigue accumulée de plusieurs jours de bataille nous nous effondrions, le souvenir de nos morts venait nous réveiller ; au cours de nos nuits blanches, nous parlions de vous et de l’espoir que vous nous aviez rendu.
Pour le bien comprendre, cet enthousiasme, il faudrait lire les premières pages de cet ouvrage qui définissent notre délicate et douloureuse position. La Crise, ce cataclysme moral sans précédent dans l’histoire mondiale, nous la considérions sous des angles différents. Et bien qu’unanimement nous réclamions pour l’esprit une primauté indiscutable, les remèdes que nous proposions étaient différents et ne marquaient que trop notre incertitude. Les uns réclamaient une politique démographique, soucieuse des natalités et chassant des postes de commande des vieillards maladroits. Les autres discutaient avec âpreté de l’Avenir de l’Intelligence : aucun ne se décidait à examiner les causes psychologiques d’un mal qui nous ronge. Dans notre horreur de ce mal nous parlions surtout et sans le savoir d’exterminer le monde qu’il régit, et ne comprenions pas encore ce que vous expliquez si magnifiquement à vos contemporains et à ceux qui viendront : à savoir que le mal si grand soit-il ne saurait résister à une purification vraiment spirituelle.
Votre œuvre aux prolongements philosophiques incommensurables nous présente un exemple : celui de deux êtres qui se dématérialisent, d’un représentant de ces « Nouveaux Venus » dont l’élévation n’est que le résultat des catastrophes sociales qui précédèrent l’avènement de la Troisième République, et d’une représentante de ces « Survivants » qui, ayant perdu un pouvoir pour lequel ils sont faits, tentent, soit de s’adapter à une vie sociale nouvelle et folle, soit de demeurer ce qu’ils étaient en préservant l’essence même de leur noblesse : leur manière de vivre. Au cours de « La Conquête de la Vie », de l’« Enchantement du Feu », nous reconnûmes votre héros : c’était nous-mêmes ; Michel, assoiffé d’une vérité qu’il perçoit et qu’il n’exprime pas encore car il en est ébloui, « et, sous cette figure de révolté réformateur qui s’ignorait lui-même, semblant s’élever contre l’ordre alors qu’il n’avait d’autre désir que de le réaliser », n’avait pas de secrets pour nous.
Déjà ces deux ouvrages prennent des proportions philosophiques dans notre monde moderne qui cherche avant tout l’oubli et non la cause de son malheur, proportions qui ne feront que s’accentuer dans les volumes suivants.
« Avec les yeux de l’esprit », « Au prix même du bonheur » sont des messages grandioses à une humanité pervertie et corrompue qu’il faut sauver car tel est le devoir de certains. Le thème prend encore plus d’ampleur avec « Dans la foule horrible des hommes » ; puis vous proposez le remède et, pour ceux qui travaillent au bien de la Communauté humaine, la seule solution : « La Solitude et le Silence », au cours de laquelle Michel, plus que jamais combattant de l’esprit, présente ses arguments, offre son exemple et celui de Catherine, sans pour cela dédaigner une poésie lyrique qui n’est pas la moindre qualité de vos fortes études. « Les Signes dans le ciel », titre éclatant, allusion aux signes annonciateurs des immenses bouleversements qui vont déranger encore une fois une société assoupie, je ne les ai connus que plus tard, lorsque je suis venu vous rendre visite dans votre émouvante solitude après un drame atroce qui atteignit vos amis comme vous-même.
Que d’heures passées ensemble sous ce chaud soleil du Midi, et qui furent pour moi capitales. J’y repense tandis que j’écris cette lettre assis au bureau même de Jean-François, lien vivant de nos cœurs.
Après avoir lu cet essai, après avoir sondé mes intentions vous m’avez montré le chemin ; et c’est à vous que ce livre devra son complément dont le titre dit bien le sens : « Captivité et Délivrance de l’Esprit aux XIXe et XXe siècles ».
C’est en effet à vous, cher ami, que je dois de vouloir entreprendre cette grande œuvre. Mon but est de tenter de faire dans le domaine de la critique ce que vous avez si pleinement réussi dans celui du roman ; et ma seule ambition, de propager ce mouvement en faveur de l’esprit, que vous avez provoqué.
Antibes, le 16 octobre 1934.
Guillain de Bénouville
Pour connaître la personnalité de Pierre Guillain de Bénouville :
Guillain de Bénouville - Le Sacrifice du Matin Editions Robert Laffont, 1945.
Guy Perrier - Le Général Pierre de Bénouville, le dernier des paladins Editions du Rocher, 2005.