L. onzième Cahier


Le Seul Amour (Ajouté inédit)



Malgré son pessimisme sur l’avenir de son œuvre dans une civilisation qui n’était plus que l’ombre d’elle-même, et qui tendait à en devenir la caricature, René Béhaine avait entièrement relu et corrigé l’Histoire d’une Société. Deux exemplaires annotés par lui devaient être remis, par son exécuteur testamentaire, Jacques Guérin, à la Bibliothèque Nationale. Nous aurons l’occasion d’y revenir.


Le 18 octobre 1960, il écrivait à Sylvain Monod (1) : « Dans quelques jours, je vous enverrai la copie de quelques pages que j’aimerais pouvoir ajouter aux dernières pages du Seul Amour (2). Pages « philosophiques » : où va l’esprit durant le sommeil ? Rapports entre l’esprit et l’intellect, entre l’intellect et les organes cérébraux... Vous me direz ce que vous en pensez. Evidemment, cela ne servira sans doute à rien, car je ne prévois guère de réimpression de l’Histoire d’une Société, et d’ailleurs, avec les catastrophes que tout annonce, que restera-t-il de notre temps et de notre civilisation ? »

« Les pages dont je vous avais parlé, lui écrit-il le 7 novembre suivant, ont tant intéressé Guérin venu me voir qu’il les a emportées pour les faire imprimer en une très mince plaquette. Dès qu’elle sera parue, vous recevrez donc l’exemplaire qui vous est destiné. »

Le tirage de cette plaquette de quinze pages, outre un Japon, fut de 50 exemplaires sur vélin d’Arches. Celui que nous avons entre les mains a appartenu à Ginette Guitard-Auviste, qui fut pendant vingt-cinq ans critique littéraire au Monde des livres – comme le Monde des Livres pouvait être intéressant à l’époque ! – et écrivit des biographies de Jacques Chardonne et de Paul Morand. C’est donc un texte pratiquement inédit que nous publions ci-dessous à l’intention des fidèles de René Béhaine.


Le texte lui-même est précédée d’une note de l’auteur que voici.


Il est fort douteux que l’œuvre d’un temps survive à une société qui s’écroule. Cependant, si par un singulier hasard, l’Histoire d’une Société est un jour rééditée dans sa totalité, le texte suivant pourrait trouver sa place à la page 412 de l’édition originale du « Seul Amour », trente-cinquième ligne.


Le Seul Amour


Michel, à ce moment, interrompit sa lecture. Il se souvenait que, parvenu à ce qu’il avait cru être la conclusion, il s’était rendu compte que son exposé soulevait plusieurs questions qu’il avait jusque-là omis d’aborder, et auxquelles il lui fallait maintenant trouver une réponse. Repartant de certaines propositions qu’il avait déjà établies et les examinant sous un angle différent afin de pouvoir mieux juger de l’ensemble, il avait alors tenté d’expliquer la nature des contacts de l’Esprit avec la Matière et ainsi le mécanisme comme les procédés de la pensée. Mais si, quand il se fut remis à lire, il eut un instant l’impression qu’on peut éprouver en entendant, à la fin d’une plaidoirie, présenter des arguments que la péroraison semblait avoir rendus inutiles, il ne tarda pas à constater qu’en paraissant parfois s’être répété, il n’avait fait qu’aboutir à de nouvelles conséquences et que celles-ci étaient capitales, puisque seule la connaissance des moyens dont dispose l’esprit pour s’adapter à la vie matérielle était susceptible de nous expliquer la cause de ses chutes comme la raison de sa délivrance.

« L’être humain se libère d’autant plus difficilement de la Matière que, prisonnier non seulement d’un corps obéissant à des lois particulières, il n’a plus qu’une conscience intermittente de lui-même. Déjà le nouveau-né ne sait pas qu’il existe, et bientôt le sommeil le lui fera oublier. Un nouveau problème se pose alors : où va, que devient notre esprit, notre moi, quand nous dormons ? La question demeurerait sans réponse si nous ne pouvions constater que seul le contact avec la Matière, que celui-ci soit immédiat et direct ou obtenu par la mémoire, donne à l’être primitif la sensation d’exister, et à l’être qui pense la conscience de lui-même. A partir de l’instant où cesse ce contact, toute conscience s’abolit. Le rêve, si confuse que soit la sensation qu’il éveille, n’est encore que l’effet d’un contact fugace de l’esprit avec les images enregistrées par nos organes cérébraux.

Ainsi, comme l’être humain est encore un être à demi matériel, celui qui, pour parvenir à son centre absolu, veut rompre tout contact avec la Matière, ne trouve devant lui que le vide. C’est ce vide dans lequel se perd momentanément le yogi quand il est parvenu à écarter de sa pensée toute image : vide dont le souvenir l’emplit rétrospectivement d’une telle béatitude qu’il y voit cette libération totale à laquelle il aspire, alors qu’en réalité cette perte de conscience n’a été qu’une pause analogue à la trêve du sommeil, mais plus complète, car elle n’a été troublée par aucune image.

Cette impuissance à conserver la pleine conscience de soi se retrouve au plan qui succède au nôtre : tant que l’esprit ne se sera pas confondu avec l’Unité dont il procède, le contact matériel lui est en effet nécessaire. Aussi pour les êtres à peine développés, le plan où ce qu’on appelle la mort les fera pénétrer demeure au niveau de leur degré de conscience. Encore dans l’émanation de la terre, ils recherchent sans les trouver les contacts qui leur font défaut. Ils sont comme dans un mauvais sommeil peuplé de rêves confus. Il leur faudra bien souvent encore revenir sur cette terre avant de pouvoir atteindre à un état qui enfin ne sera plus le vide, mais la plénitude.

Cependant, avant d’être parvenu à ce plan qui, s’il demeure inconcevable, correspond à notre attente, il en est un dont nous pouvons constater l’étrange système, puisqu’il multiplie pour nous les obstacles tout en nous laissant la possibilité, et même en nous donnant les moyens de les surmonter.

Notre esprit, en effet, est si différent du monde physique où il s’engage que, sans un intermédiaire, il ne pourrait s’y adapter. Par l’intellect, qui est son mode de relation avec ce monde, il pénètre ainsi ce qui sera le champ de ses expériences. Mais de même qu’on ne peut juger d’une trajectoire sans en avoir une vue d’ensemble, l’intellect, comme le monde physique est en perpétuel mouvement et qu’en conséquence le contact se produit sans arrêt sur un point différent, ne pourrait porter un jugement sur cette succession incohérente et fugitive d’apparences s’il n’avait à sa disposition des organes cérébraux qui les enregistrent en les fixant. C’est donc sur un monde en quelque sorte personnel et individualisé, puisqu’il est différent pour chacun et, par suite, proportionné aux dimensions de celui qui l’observe, que l’être humain porte un jugement.

Toutefois ce jugement est lui-même incertain, car si les organes cérébraux, qui sont un instrument pour l’intellect, agissent déjà automatiquement, l’intellect demeure relié d’une façon tellement étroite aux organes dont il se sert, qu’il participe de leur activité mécanique et se substitue le plus souvent à l’esprit qui l’emploie. C’est inconsciemment que l’homme apprend à parler, et c’est presque machinalement encore que, sans arrêt et jusque dans le sommeil – les rêves en sont le témoignage –, il voit se succéder les images qu’il appartient à son esprit de retenir ou d’écarter. Mais que, au lieu de porter sur elles un jugement éclairé, l’esprit s’abandonne à ce flux désordonné d’apparences, et aussitôt il se laissera emporter par un engrenage qui – une seule image ayant été le point de départ d’un enchaînement mécanique de pensées et bientôt d’actes dont il aura à peine conscience – va faire d’un être raisonnable un personnage parasitaire sans responsabilité propre : cette sorte de robot qu’on verra s’enfoncer aveuglément aussi bien dans les bas-fonds du vice que dans les abîmes du crime ou de la démence, parfois plus simplement, l’effet étant proportionné à sa cause, dans les méandres de projets chimériques et fatalement désastreux, ou dans un désordre qui, de l’intellect étant devenu matériel, sera non moins sûrement pour lui la cause de malheurs dont, s’il était capable de réfléchir, cette fois encore il ne pourrait accuser que lui-même.

Cependant il arrive à l’être humain de se croire devenu le maître des moyens dont il dispose. Mais presque toujours sa victoire est illusoire, car il limite à ceux quil nomme ses semblables son besoin d’aimer. L’amour n’est pourtant pas le propre de l’homme. Tous les êtres vivants, bien qu’à des degrés différents – car il y a chez tous la même gradation dans cette sensibilité qui en est le germe – sont susceptibles d’aimer. La cruauté que l’on impute à certains n’est qu’une sujétion aux lois particulières de leur espèce. La plupart des animaux s’entredéchirent, s’entredévorent, et pourtant le fauve lui-même est susceptible d’attachement. Partout ainsi, chez l’animal comme chez l’homme, les deux états égaux mais antagonistes de la vie, la Matière et l’Esprit, se manifestent en s’opposant et sans jamais se confondre, car, si trompeuses que soient les apparences, l’unité de la Matière est aussi exclusive que l’unité de l’Esprit. Poussées par le besoin qu’ont toutes les formes vivantes de s’assimiler les éléments qui leur sont nécessaires, il n’en est donc aucune, malgré la diversité de leurs aspects, qui soit essentiellement différenciée des autres. Ce charmant visage, qui paraît être particulier à l’individualité qu’il exprime, n’est que la somme des éléments en ayant constitué la substance – éléments minéraux, végétaux, mais plus encore provenant des multiples animaux dont se nourrit notre espèce et que la conformité de leur nature physique avec la nôtre dispose à cette assimilation –, si bien que, en dépit des apparences, notre désir se porte sur ce qui, composé différemment, eût été pour une part la chair du bœuf, du poisson, de la grenouille et de l’escargot.

L’unité de l’Esprit est aussi évidente. Entre le petit chien qui n’était qu’innocence et que les forces du Mal ont fait tomber, un matin, dans l’eau glacée d’un bassin au fond duquel, seul, éperdu, attendant il ne savait quel secours et ne le voyant pas venir, il a continué de se débattre jusqu’à l’instant où, à bout de forces, il s’est enfoncé dans un autre abîme qu’incapable de résister davantage il put encore voir s’ouvrir devant lui, entre cette âme naissante et Jésus qui n’était que pureté et amour et qui lui aussi mourut en se sentant abandonné, il n’y a qu’une différence de degrés dans la conscience qu’ils ont eue de l’inflexibilité des lois régissant le monde matériel, ces lois mécaniques auxquelles nul ne peut se soustraire, mais dont certains, s’ils en sont les victimes, peuvent aussi être les juges et ainsi les condamner.

Il semble en effet que l’Esprit soit d’abord une énergie impersonnelle qui, de règne en règne, d’espèce en espèce, prend progressivement un caractère particulier et de la sensibilité réfléchie en vient chez l’homme à la conscience. Pour la première fois dans l’échelle des êtres, il en est un qui peut se refuser à cette loi de destruction et de carnage universel sous laquelle il est condamné à vivre. Mais que va faire celui-là même qui prétend s’y soustraire ? Cet agneau dont il a pu entendre le doux bêlement craintif, il ne le tuera pas directement, il le fera tuer par un autre ; et c’est nourri de la substance d’un être innocent qu’il prêchera l’amour et la bonté.

Parfois, à ce mensonge dont il est volontairement la dupe, il en ajoute un plus odieux encore quand sous prétexte de rechercher les causes et la guérison des maladies qui atteignent son espèce, il s’applique à disséquer un chien vivant : assouvissant ainsi, en faisant impunément souffrir, le besoin démoniaque de s’enfoncer dans un mal qui ne le satisfait aussi pleinement que parce qu’il le sent être à la mesure de ce qu’il est.

Capable de pareils crimes, comment l’humanité peut-elle attendre de l’avenir ce que le présent ne lui a pas donné ? En acceptant et en glorifiant la vie, elle en admet les lois, et de celles-ci le Mal est inséparable. Quelle que soit la perfection de ses prestiges, tout, partout, et à tout moment, ne nous en donne-t-il pas le témoignage et la preuve ? Pour exprimer ce qu’il y a dans la Matière de plus proche de l’Esprit, ce son que l’homme s’est ingénié à discipliner afin d’en faire naître l’harmonie par laquelle il va traduire ses aspirations, ses appels, ses doutes et ses espoirs, qu’emploiera-t-il, celui-là même qui aspire à un état qu’il pressent sans le connaître, si ce n’est des boyaux arrachés au cadavre d’un chat, et dont l’archet tirera les plus émouvants élans de la symphonie qui bouleversera son cœur ?

Seul peut donc croire à sa victoire l’esprit qui, solitaire au milieu d’une vie dont il aura compris les mensonges, ouvre la voie de la Vérité à ceux qui la cherchaient et croyaient pouvoir l’atteindre dans ce monde que sans doute, pour particulier qu’il paraisse être, rien ne distingue des autres et où nul ne la rencontrera jamais, puisque, l’Univers étant changeant tandis que l’Absolu est immuable, ce qui est éternel ne peut en conséquence se trouver dans ce qui est momentané. Cependant il y a chez l’homme un reflet, qui brillera toujours davantage, d’une lumière qu’il ne sait pas voir encore, car cette Divinité qu’il cherche et qu’il invoque, cette Divinité à laquelle il demande de combler son attente, il n’a su, dans sa faiblesse comme aussi par orgueil, qu’en faire l’image agrandie de lui-même. »


Michel s’était assis pour relire ces pages dans le grand fauteuil où il avait l’habitude de s’installer pour écrire. Jusqu’à…



(1) correspondance déposée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et en partie reprise dans Histoire d’une Société, pages choisies présentées par Xavier Soleil (Editions Nivoit, 2006).


(2) seizième et dernier volume de l’Histoire d’une Société.



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Le Crapouillot d’avril 1959 a publié, dans la rubrique Le Registre des réclamations la note suivante :


* René Béhaine nous adresse une rectification-fleuve d’où il ressort :

1° qu’il est loin d’être athée ;

2° q’il n’a pas d’âge et n’en aura jamais ;

3° que ce n’est pas le côté « philosophique » de son œuvre qui en a retardé la diffusion, mais le fait qu’il a toujours vécu hors du monde.