Cahiers René Béhaine



Deuxième Cahier


Claude


René Béhaine constitua Jacques Guérin comme son légataire universel, mais, soucieux de la survie de son œuvre, il stipulait que l’ensemble constitué par ses manuscrits, lettres et souvenirs de famille serait déposé à la Bibliothèque Nationale. Ainsi pouvait-il écrire, le 29 mai 1962, quatre ans avant sa mort, à son ami Sylvain Monod : « Jacques Guérin m’a redit que manuscrits, livres, photos, miniatures, tout ce qui rappelle ma triste vie doit aller à la Bibliothèque Nationale ».

Jacques Guérin est mort le 6 août 2000. Le dépôt demandé fut exécuté, d’ailleurs assez rapidement, par un de ses héritiers qui s’en réservait néanmoins la propriété. Il fut recueilli par un organisme dépendant de la B.N. dédié aux auteurs contemporains, l’IMEC (1)  ; et l’on ne peut que regretter qu’il ne soit pas mis sans réticences à la disposition des chercheurs. Aussi est-il assez difficile de suivre avec précisions l’existence de l’écrivain - en dehors, bien sûr, des indications qu’il donne lui-même dans l’Histoire d’une Société.


En 1947, Béhaine n’avait rien publié depuis huit ans. « Personne ne résisterait à une attente de plus de sept ans, écrit-il le 1er juin à Sylvain Monod, [attente] prolongée par une succession de promesses, d’engagements, et, en fin de compte, de mensonges ».

Sur les conseils de Guillain de Bénouville, Robert Laffont a accepté d’éditer Sous le Char de Kâli. Cette œuvre monumentale, terminée en février 1943, verra enfin le jour au début de l’année 1948, Ce très long délai est sans doute l’une des raisons qui décida Laffont à publier, quelques mois plus tôt, un ouvrage tout à fait à part dans l’œuvre de Béhaine. Claude rassemble un choix de pages tirées de l’œuvre à paraître, consacrées à son fils et dédiées à la fois à la mémoire de Jean-François Béhaine et du grand-père du même petit garçon. Mais avant de citer quelques passage de ce livre joliment illustré par Yvonne Préveraud de Sonneville et tiré à 385 exemplaires, lisons l’Avertissement de l’Editeur.


« Les pages que l’on va lire sont extraites du prochain tome de l’Histoire d’une Société, intitulé Sous le Char de Kâli.

Michel et Catherine, les parents de Claude, se sont réfugiés en Suisse au début de la guerre de 1914. Les pages suivantes se rattachent donc aux événements qui se sont succédés entre 1914 et 1918. Claude a maintenant un peu plus de cinq ans et ouvre sur le monde des yeux à la fois clairvoyants et émerveillés. Nous assistons, à travers lui, moins à l’éveil de l’intelligence chez un petit être, qu’aux manifestations sous une forme enfantine d’un grand esprit d’amour et de charité.

Toutefois Claude est comme tous les petits garçons de son âge, avide de mouvement, d’espace et de vie ; il aime tout ce qui est vivant et beau et le goûte avec ravissement. Ces pages, dont la fraîche poésie est pure de tout élément artificiel, sont, du moins à notre connaissance, les plus belles, les plus émouvantes qui aient été écrites sur l’enfance. Il semble, à les lire, qu’elles soient détachées du temps. Aussi, demain comme aujourd’hui, les parents des petits garçons de l’âge de Claude les méditeront-ils avec un attendrissement ébloui, et cette respectueuse ferveur qu’éprouvent les cœurs généreux et droits chaque fois qu’un mystérieux accord fait résonner en eux ce qui s’y trouve de meilleur et de plus noble ».


(1) Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine.

***


Les deux extraits ci-dessous permettront d’apprécier la justesse de ce jugement.





Le Père Croqui


Quand ils avaient pris leur déjeuner que Michel préparait lui-même, la femme de ménage arrivant seulement un peu avant midi, ils sortaient aussitôt. Alors, selon les jours, ils s’en allaient au bain, ou se promener dans les bois. Comme ceux-ci se trouvaient à quelques kilomètres de la ville, il fallait prendre un tramway, après quoi on devait encore marcher près d’un quart d’heure pour atteindre les premiers fourrés. Mais toujours à cet endroit, quelqu’un, qui les attendait, apparaissait devant eux, et au même moment Claude avait disparu.

Celui dont la main remplaçait aussitôt la sienne dans la main de son père était un singulier personnage, puisqu’il n’était rien moins qu’un vieux nain à grande barbe qui très probablement avait dû habiter un livre d’images avant de venir se fixer dans les bois : on l’appelait le Père Croqui. Quelle était l’origine de son nom ? A ceci, nul ne pouvait répondre, mais l’origine des noms est presque toujours un mystère, et celui-là n’échappait pas à la règle commune. Sa maison, qu’il n’avait jamais voulu montrer, se trouvait en plein bois, dans un lieu très secret. On savait seulement qu’elle était souterraine, que l’entrée en était ménagée entre les racines apparentes d’un grand chêne, et qu’il y avait tout autour des mousses et des champignons.

A peine Michel l’avait-il aperçu, que, tout de suite et toujours très poliment, il lui souhaitait le bonjour :

- Tiens, voilà le Père Croqui ! Bonjour, Père Croqui. Votre santé est bonne, aujourd’hui ? Tout le monde va bien chez vous ?

Et d’une voix qui eut ressemblé à celle de Claude si l’intonation n’en eût été un peu plus dure, - car il parlait toujours à lèvres fermées et en serrant les dents, - le Père Croqui répondait. Il avait une assez nombreuse famille, puisque, outre la Mère Croqui, elle comptait deux filles, les deux Rosette, personnes assez insignifiantes qui devaient se borner à aider leur mère dans les soins du ménage, et deux fils aussi différents l’un de l’autre qu’il est possible de l’imaginer. L’un était un modèle de sagesse. Quant à l’autre, son nom seul eut suffi à le faire connaître : il s’appelait Pue-Diable. Mais, quelque insupportable qu’il fût, on sentait que le Père Croqui avait une préférence pout ce méchant garçon. Si le premier en effet ne méritait que des éloges, visiblement il s’étendait plus volontiers sur les méfaits du second. Il avait toujours à lui reprocher quelque sottise.

- Il n’a pas encore rangé ses affaires, disait-il. J’ai été obligé de le fouetter. Il n’a pas d’ordre.

Au hasard d’un des chemins s’ouvrant dans le taillis, on quittait la route ; et dès cet instant commençait un voyage d’exploration qui chaque jour amenait des découvertes nouvelles.

A certains endroits, il y avait eu des coupes, et seuls des baliveaux sortaient à intervalles réguliers des ronciers qui avaient remplacé le taillis. Ailleurs, les futaies conservaient leur aspect naturel et presque sauvage, et sans les chemins qui les divisaient on aurait pu se croire bien loin de tout centre habité, car jamais ils ne rencontraient personne. Et puis tout d’un coup le climat changeait, et ils pénétraient dans le monde résineux et sans ombre des hauts sapins. Cependant la position du soleil rappelait à Michel que le moment était venu de prendre le chemin du retour.

Déjà on s’était rapproché de la lisière du bois. Au moment où on allait gagner la route, on se séparait du Père Croqui, et Claude reparaissait. Alors, prenant comme point de repère la surface lointaine du lac, on s’en revenait à pied un peu à l’aventure par quelque route descendante qui, avec quelquefois bien des détours, conduisait enfin dans la bonne direction. Mais souvent ils avaient si chaud, leur soif était si grande, le jardin ombragé ou la tonnelle de certains petits cabarets qu’ils rencontraient sur leur chemin étaient si engageants, que Michel se décidait à faire une courte halte. Il commandait un tout petit flacon de vin blanc et deux verres, et, isolés pour un instant de l’espace éclatant que de grandes prairies en pente réfléchissaient devant eux par les mille pointes de leurs herbes, ils goûtaient de compagnie, non comme un père et un fils, mais comme deux amis moins différents par l’âge que par la taille, tout à la fois leur repos passager, l’immobilité heureuse qu’ils gardaient l’un et l’autre, et la saveur du vin léger qui mettait une fraiche dissonance dans le concert fait d’un accord des vibrations, des parfums et des bruits avec leurs deux cœurs battant à l’unisson.


*


Les Adieux


Que de fois, au cours de ces quatre années, Michel avait suivi des yeux le train qui se dirigeait vers la France, sans pouvoir imaginer, tant le retour de la paix lui semblait alors lointain et presque incroyable, le jour où le même train les emmènerait, et voici que ce jour était venu. Un matin, à pied, ils prirent le chemin de la gare, laissant derrière eux la petite pension qui, pour tous ceux qu’elle avait rassemblés cet été-là, resterait le point de ralliement vers lequel, de tous les pays et lieux divers où ils allaient bientôt être dispersés, leurs souvenirs les ramèneraient au cours des années qui allaient suivre. Ceux-ci se rappelleraient un nom ; ceux-là, un visage, une discussion, une promenade. Et puis, à ce rendez-vous mystérieux d’ombres et de souvenirs, d’année en année ils reviendraient moins nombreux. Certaine oublieraient ; la mort aurait pris les autres. Combien seraient encore prêts à répondre quand, du point obscur de l’avenir où il les évoquerait, Michel leur demanderait, avec un peu d’émotion à l’idée de les retrouver après une séparation aussi longue, de revenir pour un instant reprendre autour de lui leur place dans le passé ? Mais aujourd’hui il s’en éloignait sans regret, sans tristesse, sans même la curiosité de savoir si, malgré les promesses échangées au moment des adieux, il reverrait jamais un seul de ceux qu’il venait de quitter. Ce dernier arrêt à Gryon, qui avait marqué le terme de leur séjour en Suisse, était aussi une fin pour tout ce qu’il en avait reçu. Il avait tout épuisé : images, paysages, personnes, et les pensées qui étaient nées de tout cela. Maintenant, il éprouvait le besoin d’un champ d’action différent, d’autres activités. Les luttes qu’il aurait à soutenir ne l’effrayaient pas, et il avait hâte de les commencer. Dans le train qui l’emportait, c‘était vers elles qu’il regardait. Silencieux, crispé, l’esprit et presque les muscles tendus, il ne pensait à rien, sinon à l’instant imprécis vers lequel le mouvement et le temps l’entraînaient avec la même force irrésistible, mais que déjà, dans son impatience, il se croyait sur le point d’atteindre et de saisir, comme si dès à présent la vie se fût retirée des longues heures qui l’en séparaient encore pour aller l’attendre plus loin.

Le train avait quitté la montagne et roulait maintenant vers la plaine. Au loin, la surface brillante du lac Léman commençait d’émerger de ses rives ; l’horizon redevenait familier. Il semblait que, afin de s’installer plus sûrement dans leur mémoire, le souvenir, au moment où il achevait d’y prendre sa forme définitive, eût choisi pour leur départ la route même que bordaient les images qui lui avaient donné naissance et dont il ne se distinguait plus. Allant d’une portière à l’autre, Claude, sans parler, les regardait reparaître. Si deux simples mots : - Plus vite ! - eussent suffi à traduire ce que Michel ressentait, lui, ne quittant pas des yeux la succession de ces images que le déplacement du train faisait surgir du sol qui les gardait, entendait s’élever de partout une voix qui lui répétait : « C’était là ! ». Cette route, il la reconnaissait. C’était celle qu’ils avaient suivie quand ils avaient fait l’ascension à pied du grand St-Bernard, la même qu’ils avaient revue du train quand ils s’étaient rendus à Thoun pour y commencer leur grand voyage. Et là-bas, de l’autre côté du lac, n’était-ce pas le Bouveret, où si souvent, par les tristes après-midi d’hiver, ils étaient allé voir passer les rapatriés ; et, plus loin encore, à peine distinct au ras du sol, St-Gingolph ? Mais dans le mur de vapeur colorée que formaient aujourd’hui les montagnes, son regard distinguait, malgré le double intervalle du temps et de la distance, un étroit chemin couvert de neige sur les lacets en pente duquel glissait une luge aussi légère que les deux ombres dont elle était chargée : la luge qu’on avait donnée en partant, puisqu’on ne s’en servirait jamais plus. A l’entrée du village, s’élevait une maison plus haute que les autres. Toute une année, elle avait été leur maison. De leur balcon, chaque jour, après le déjeuner, ils donnaient à manger aux mouettes ; sur ce même balcon, on avait porté le carton qui servait de nid à l’hirondelle blessée. Que de fois, de là encore, il avait vu arriver, puis s’éloigner le grand bateau faisant la traversée du lac, qui un matin les avait emmenés à Vevey ! C’était de ce côté maintenant qu’il regardait, et successivement reparaissaient devant lui tous les lieux où il avait vécu : Clarens, la Tour de Peilz, Villars. Mais une ville restait à elle seule plus remplie de souvenirs que toutes les autres : c’était Lausanne, qui commençait d’apparaître derrière la bordure de ses jardins. Du regard, il chercha, sur la hauteur, les bois de la Rozias, là où habitait le Père Croqui. Peut-être, si l’on avait suivi la route y conduisant, l’aurait-on retrouvé assis à cet endroit où il venait les attendre, avec sa longue barbe, son air taciturne, sa voix un peu sévère ; peut-être même, grimpé sur quelque roche ou du sommet d’une éminence, regardait-il en ce moment passer le train, sans se douter que ce train emportait pour toujours loin de lui le petit compagnon qu’il ne devait jamais revoir : un petit garçon encore à peu près de sa taille, mais qui bientôt serait obligé de baisser les yeux pour retrouver, au fond de sa mémoire, l’étrange petit personnage qui un moment avait été le double féerique de lui-même.

Cependant on arrivait en gare de Lausanne. Le train s’immobilisa ; et tout aussitôt, au milieu des voyageurs se trouvant sur le quai, Claude vit s’avancer plusieurs personnes qu’il lui semblait reconnaître. Sauf lui, nul néanmoins n’avait l’air de remarquer leur présence. Elles se glissaient entre les groupes avec la facilité d’une ombre se déplaçant, ou d’une vapeur qui se reforme après avoir contourné l’obstacle qu’elle dépasse sans s’y arrêter. Non, il ne s’était pas trompé. Cette courte demoiselle au visage un peu rougeaud, c’était bien mademoiselle Wagner, et ce gros monsieur aux sourcils et à la moustache hérissés, monsieur Wodzky ! Sa sœur le suivait à quelque distance, et par derrière arrivait en se hâtant Marie, la servante du vieux ménage dont l’appartement se trouvait au-dessus de celui qu’ils avaient occupé. Seul, monsieur Dufour, le professeur d’équitation, n’était pas là. Sans doute conduisit-il la promenade qu’il faisait faire l’après-midi à certains de ses grands élèves ? Toutefois le chemin de sable en bordure du lac vers lequel, le train reparti, Claude porta son regard, était vide. Il avait espéré revoir Surprise : maintenant il savait qu’il ne la reverrait jamais. Il fallait lui dire adieu. Mais à travers le grondement continu du train, des sons, des appels se glissaient qui venaient jusqu’à lui. Tout à l’heure, il n’entendait qu’une seule voix. A présent, il y en avait plusieurs. C’était comme si les adieux qu’il adressait à tout ce qu’il avait aimé eussent été multipliés par un écho qui les lui eût renvoyés. Pourtant il ne prononçait aucune parole. D’eux-mêmes, les mots s’échappaient de son cœur, et comme ces petits enfants qui, gonflant leurs joues, détachent de leur souffle la bulle irisée qui s’envole, le souvenir les envoyait dans l’espace où le regret les emportait. Adieu, Surprise, adieu, les mouettes, adieu, la pauvre hirondelle à l’aile brisée, adieu, le petit chevrier de Gryon, et toi aussi, cher petit Chat-Kiki, toi qui, après avoir été du voyage de l’aller, ne serait plus de celui du retour, cher Chat-Kiki, adieu ! Et à travers l’étendue, de tous les coims de l’horizon qui maintenant s’éloignait, des voix dont le son allait en s’affaiblissant répétaient : adieu… adieu… adieu…