Cahiers René Béhaine


troisième cahier



Quelques envois - Lettre à Lucien Christophe



Bien des critiques pensent que les envois d’un écrivain - au même titre d’ailleurs que ses dédicaces imprimées - font partie de son œuvre.

Je prendrai pour exemple le minutieux relevé des envois de Léon Bloy qu’Eric Walbecq a réalisé sur un certain nombre d’exemplaires du Désespéré [voir Histoires littéraires - documents - Eric Walbecq]. Ainsi qu’il l’écrit, « la connaissance des envois de Léon Bloy est un complément indispensable à la connaissance de son œuvre » ; mutatis mutandis, cette réflexion s’applique aussi à un écrivain comme René Béhaine, qui aurait pu signer cette déclaration de Bloy à qui on demandait une dédicace sur sa photo pour la célèbre série du début des années 1900 « Nos contemporains chez eux » : « Je ne suis pas un contemporain et je n'ai jamais été chez moi ».



La Conquête de la Vie (Chamuel, 1899)


 Si, après vingt-cinq d’efforts, l’auteur de ces pages mérite son insuccès, pourquoi lui demander un exemplaire de ce livre que tout le monde ignore : serait-ce parce que, d’accord avec sept ou huit nobles esprits de notre époque, vous avez la hardiesse singulière de vous aviser de vous-même – l’oublierez-vous, mon cher Brun ? - du mérite méconnu de celui qui se dit votre ami

René Béhaine


Sept.1924 


Louis Brun, directeur des Editions Grasset depuis leur fondation est mort en 1942.



La Solitude et le Silence (Grasset, 1933)


A Madame Delétang Tardif

Rien n’est plus émouvant que d’imaginer ce livre entre des mains inconnues qui peuvent devenir celles d’une amie,

En très respectueux hommage

Béhaine


Yanette Delétang-Tardif, poète français (1902-1976).



Les Signes dans le Ciel (Grasset, 1935)


A M. Lucien Christophe le seul critique de notre temps, et cela en toute sincérité

Très cordial hommage

Béhaine


Lucien Christophe (1891-1975), journaliste, poète et critique littéraire, membre de l’Académie royale de langue et de littérature de Belgique. Auteur d’études sur Péguy, Charles Van Lerberghe, Verhaeren et Louis Veuillot.



Sous le Char de Kâli (Robert Laffont, 1947)


A madame la marquise d’Alcazar

en très respectueux hommage

Au marquis d’Alcazar, qui m’a fait le double honneur de mettre au service de la traduction de ce livre difficile sa connaissance exceptionnelle en nos deux langues et, par ce trait d’union, de me permettre de le compter aujourd’hui parmi mes amis, avec ma gratitude et ma sympathie

Béhaine



Le Seul Amour (Editions du Milieu du Monde, 1959)


A André Soubiran qui a autant de cœur que de talent

avec toute mon amitié

Béhaine


nov 59


***



Lettre à Lucien Christophe au sujet des « Signes dans le Ciel »



Antibes


Cher Monsieur


Un roman fut longtemps l’histoire d’un événement souvent assez dramatique ; puis, d’un conte il devint un récit psychologique, souvent encore d’une crise. Je remplace l’action, c’est à dire une synthèse de faits exceptionnels, par une idée : pas une thèse. Non, une idée, ou plusieurs, qui sont des vérités ou neuves ou renouvelées, mais indiscutables pour tout esprit de bonne foi. Elles représentent l’armature, et les exemples de la vie illustrent ce système intérieur qui forme le plan. L’ordre à établir est donc beaucoup plus difficile et la composition doit être très serrée. 

Ainsi, dans Les Signes, une des idées maîtresses est celle-ci : l’individu doit parvenir par un effort constant à conquérir sa personnalité, à devenir une personne, et pour cela il doit s’appuyer sur sa famille, dont il devient un élément libre, au lieu d’y être assujetti, et de se trouver en fin de compte un aliéné, je veux dire une apparence étrangère à l’esprit qui n’a su dominer son organisme.

Ceci pour vous dire seulement que dans votre article magistral, il n’y a qu’un point où je diffère de vous. C’est quand vous employez le mot action, « pas d’action »… Mais voici que je relis votre article et en effet je retrouve le passage - « dépourvu d’action ».

D’action dans le sens qu’on lui a littérairement et passagèrement donné : oui. Mais les faits sont précisément très nombreux. Des vies transformées, des drames intimes, des changements de lieux, etc… Un écrivain à la Marcel Prévost par exemple, ou à la Bourget aurait d’abord fait 3 ou 4 romans des matières que j’ai unies dans le mien, et pour me borner à un exemple, il aurait conté les aventures du comte de Montasquet, de Madame de la Croix et du Prince de Lorraine avec un ton grave. Vous auriez dit alors : roman d’action ! Car c’en est une, et capitale, que de voir la femme avec qui l’on vit partir avec un monsieur et l’épouser ! Mais comme j’ai remis les choses au point, que j’ai regardé ces mouvements avec insensibilité, mais en n’y attachant pas l’importance de ceux qui croyaient bien certainement que tout cela était très grave (par rapport à eux, oui !), vous avez une tendance à oublier que c’est un récit d’événements très mouvementés. Seulement je déplace l’action, je la mets où elle doit être. Quand Madame de la Croix s’aperçoit que son mari est un escroc et qu’il lui a pris tout son argent, elle, personnellement, a le droit d’y voir un terrible malheur. Mais pour nous qui regardons, où est l’action, la vraie ? Elle est dans le drame d’un esprit de l’espace qui revient sur cette terre dans le corps d’un petit enfant , alors qu’un esprit déjà captif de la terre (son père) assiste, en comprenant ce que ce drame a de grand, au réveil d’une conscience qui va redécouvrir la terre.

Bien entendu, cette action ne peut être perçue par tout le monde. Mais beaucoup plus de personnes que vous ne le croyez sont atteintes par ces livres. Croiriez-vous (Frédéric Lefèvre dixit) que je suis un des écrivains tirant le plus aujourd’hui, plus que Pierre Benoît * !! Que j’ai des amis extraordinaires, de tous les milieux sociaux (d’un cousin du roi d’Espagne à la « bibliothécaire-vestibule » de la gare de Poitiers !), qu’il n’y a pas d’auteur contemporain sur qui l’on écrive des articles plus admirables, et qu’il n’en est pas qu’on haïsse davantage. Et pas ma personne directe, puisque ceux qui me haïssent ainsi ne me connaissent pas. Non, c’est la lutte qui se produit autour de tous les mouvements de l’esprit.


Voici une lettre bien longue : mais plutôt qu’un banal mot de remerciement, j’ai tenu, par ces sortes de confidences littéraires, à vous exprimer ma très haute estime et ma bien cordiale sympathie.


Béhaine


* Benoît aujourd’hui (entre autres) n’atteindrait pas les 10.000.


On remarquera que la conception du roman exposée dans cette lettre semble proche de ce que Paul Bourget appelait « la littérature à idées », qu’il mit en oeuvre à partir du début des années 1900, alors que, en pleine possession de ses moyens, il pensa, écrit son biographe et beau-frère Albert Feuillerat - qui fut aussi un grand admirateur de Béhaine -, que « devant l’anarchie grandissante, il n’avait pas le droit de se tenir à l’écart de la bataille des idées ». Et ce furent ses grands romans sociaux : L’Etape (1902), Un Divorce (1904), et dix ans plus tard Le Démon de Midi.

Si, ajoutait Feuillerat, l’écrivain de romans ou de drames à idées « ne peut tirer de caractères et d’événements particuliers une conclusion qui ait la rigueur d’une loi », il ne lui est pas interdit de réfléchir sur ces événements et d’avancer telle ou telle hypothèse explicative… Car il y a de vastes causes sociales derrière les plus simples destinées privées. Entrevoir ces causes, l’écrivain le peut, et même il le doit… »

Il y a cependant entre les deux écrivains cette différence fondamentale que si chez Béhaine les « idées » naissent des événements, ce qui n’ôte d’ailleurs rien à l’intérêt à la fois émotionnel et intellectuel de ces grandes leçons de « physique sociale », selon l’expression de Charles Maurras, les grandes œuvres de Bourget citées plus haut, d’une part sont la mise en œuvre d’une véritable volonté de servir la France dont il ne pouvait plus se cacher le catastrophique déclin, d’autre part résultent d’une réflexion sur les causes principales de cette évolution.

Bien des pages des deux écrivains pourraient être citées ici. Je me contenterai de celle-ci, tirée de la dixième partie de l’Histoire d’une Société : Les Signes dans le Ciel.


«… Si rien n’est moins émouvant, sauf pour celui qui en est la cause et parfois la victime, qu’un amour, de quelque ordre qu’il soit, qui répond à la seule impulsion de l’instinct, y a-t-il rien de plus grave et de plus solennel que l’instant où se rencontrent sur cette terre ceux qui se sont connus ailleurs, et se retrouvent enfin. Leur conscience terrestre a perdu toute mémoire, mais celle qui la double se souvient toujours ; elle n’a rien oublié des promesses échangées au moment de la séparation, des engagements pris, des exhortations dont le souvenir indistinct viendra nous réconforter au cours de l’épreuve, et, comme un parfum du dehors pénètre dans une chambre close, sous le choc de la rencontre la joie qu’elle en éprouve se répand dans l’organisme aveugle qu’elle illumine pour un instant d’une clairvoyance enivrée. Malgré le conflit tour à tour atroce ou burlesque de ses instincts et de ses passions, l’homme n’aurait peut-être jamais imaginé la comédie et le drame si la Nature elle-même ne lui en avait donné le plus stupéfiant exemple. Quoi de plus étrange en effet que le Jeu de la Vie et de la Mort, cette interminable pièce en deux actes inégaux, dont le plus important et le plus long se passe derrière le rideau baissé, tandis que, venant renforcer les péripéties perceptibles de l’intrigue, la croissance puis la décrépitude vont successivement attacher au visage de l’acteur en scène une telle variété de masques, qu’avant même la fin de son rôle, déjà le plus fervent amour ne saurait reconnaître dans le vieillard déformé qui vient saluer une dernière fois avant de disparaître, l’enfant joyeux qu’il a été. Mais sur cette scène où se jouent les seules parties de la pièce qui nous soient ainsi visibles, les acteurs, - qui, dans la coulisse où, groupés selon leurs sympathies, ils attendaient leur tour, étaient pareillement sans âge, - se retrouvent distribués par l’auteur inconnu de la pièce en des personnages si différents qu’il semble bien que cette fois, tant les obstacles sont accumulés, ils ne parviendront pas à se reconnaître. L’un est quelquefois très vieux quand il revoit, pour un temps qui sera bien court alors, l’autre qui, entré en scène après lui, n’est encore qu’un tout petit enfant. Et telle est la foi ave laquelle ils jouent chacun leur rôle que, séparés par leurs apparences, ils oublieraient leur parenté spirituelle, si, au-delà même de leur conscience présente, un choc secret du cœur ne venait leur rappeler soudain l’émouvant souvenir des liens qui les unissaient dans le monde où le temps n’existe pas.

On était entré dans la chambre, et, tout aussitôt, pleine d’un empressement qui révélait plus d’agitation que d’élan, madame Varambaud souleva le voile sous lequel apparut le petit visage endormi qu’elle enveloppa d’un regard extasié, s’appropriant déjà le bénéfice de la joie que son mari allait ressentir. Celui-ci s’était approché ; avec une sorte de timidité émue, et moins peut-être pour mieux voir que pour que rien de matériel ne mît obstacle à ce premier contact, il enleva son binocle, et, penchant vers son petit-fils son visage auquel l’attente conférait une expression de joie sérieuse et encore indécise, le regarda. Et tandis que madame Varambaud, exaltée, s’enivrait de son nouveau rôle, celui qui était devenu un vieil homme en présence d’un tout petit enfant, le contemplait sans mot dire, immobilisé dans une sorte d’attention mystérieuse, comme s’il ne savait à quels sens se fier et qu’il prêtât l’oreille pour entendre il ne savait quelles paroles secrètes destinées à lui seul, et dont ses yeux fatigués semblaient chercher le mouvement sur les lèvres closes de celui qui, anéanti dans son double silence, subissait passivement cette confrontation pathétique. Inconscient en apparence, il continuait à dormir. Mais ce sommeil, si proche encore de la vie sans éclipses, en savait davantage que cette conscience cherchant à se souvenir, sur laquelle les années de la terre avaient accumulé leur oubli. »