Cahiers René Béhaine



Quatrième Cahier


Pierre de Bénouville et René Béhaine (2ème partie)


Nous avons vu, dans un précédent numéro, quel élan de sympathie intellectuelle et d’admiration enthousiaste porta le jeune Pierre de Bénouville vers celui qu’il ne fut pas loin - et il ne fut pas le seul à cette époque - de considérer comme un écrivain majeur de cette première moitié du XXe siècle ; celui que son esprit, son âme même, attendaient.


Ajoutons que ses sentiments d’amitié et d’admiration pour l’écrivain ne varièrent jamais. En 1939, « Le Jour de Gloire », douzième volume de l’ « Histoire d’une Société » s’ouvrait  par une Introduction à l’œuvre de René Béhaine écrite par Pierre de Bénouville, fort instructive, par exemple, quant à l’inévitable rapprochement de Proust et de Béhaine.

« Proust, écrit-il, est essentiellement un psychologue, un analyste subtil et pénétrant des mouvements les plus secrets de l’âme. Il en poursuit l’étude avec un acharnement minutieux et contribue ainsi à donner une connaissance plus profonde du mécanisme des sentiments humains, mécanisme qu’il démonte avec une minutie extraordinaire jusque dans ses parties les plus intimes ; Pour Proust la psychologie constitue en elle-même et pour elle-même le but. Il n’en va pas ainsi pour Béhaine - lui-même analyste infiniment pénétrant - mais pour lequel la psychologie n’est pas un but, mais un moyen, une voie d’accès aux régions où s’élabore la pensée qui est à ses yeux le tout de l’homme. Béhaine est au premier chef un penseur, et l’on devrait dire, si cela ne paraissait pas extravagant à propos d’un romancier, un métaphysicien ».

Huit ans plus tard, en 1947, Béhaine avait achevé un de ses livres les plus puissants. « Sous le Char de Kali », consacré à la période qui marqua, pour le monde entier le commencement de l’écroulement d’une civilisation qui, depuis un siècle, notamment en France, n’en avait plus que les apparences. Comme toujours, il recherchait, derrière les faits eux-mêmes les causes des bouleversements qu’il constatait.

Robert Laffont débutait alors son étonnante carrière d’éditeur. Sur les conseils de Bénouville, et d’ailleurs subjugué lui-même, comme beaucoup d’autres, par la personnalité de l’écrivain, il publia cette œuvre monumentale. Hélas, l’époque n’était plus à la liberté de l’esprit et les méthodes tchékistes venaient de faire leurs preuves en France comme elles les avaient faites dix ans plus tôt en Espagne. Sous la pression d’un certain lobby, cet éditeur trop confiant en son étoile dût jeter l’éponge.

Comme le précédent, ce volume s’ouvrait sur une préface de Guillain de Bénouville, insistant à nouveau sur la parenté de l’ « Histoire d’une Société » et de La Comédie Humaine. D’une égale valeur sociale, historique et philosophique, ces œuvres de deux géants de la pensée, à partir des « signes trompeurs du monde visible », s’engagent dans « une exploration sans précédent dans le domaine infini des causes et des principes ».

Rappelons-nous la vision de la Comédie Humaine que Balzac développait, en 1833, dans une lettre à Madame Hanska, posant d’abord les Etudes de mœurs, les « faits », dit-il, non pas imaginaires, mais « réels » ; y superposant les Etudes philosophiques car, écrit-il encore, « après les effets viendront les causes », elles-mêmes devant être suivies des Etudes analytiques, « car, après les effets et les causes doivent se rechercher les principes ». Observation, causes, principes : ces trois mots définissent aussi la démarche de René Béhaine.

Et, en écho, Bénouville définit l’œuvre de Béhaine comme « le regard le plus perçant sur ce que l’Eglise catholique appelle la communion des saints - cette nation clandestine enfouie dans la masse même des peuples et dont les membres dispersés édifient un patrimoine commun à tous les hommes, les rachetant ainsi par un sacrifice dont la grandeur nous accable et auquel nous ne pouvons répondre qu’en le reconnaissant»


Trois œuvres suivirent : La Moisson des Morts en 1957, L’Aveugle devant son miroir en 1958 et Le Seul Amour en 1959 - trois grands livres. Aucun éditeur français ne les accepta. Guillain de Bénouville et Jacques Guérin, autre ami et mécène de Béhaine, ne purent les faire paraître qu’en Suisse, aux Editions du Milieu du Monde. Le formatage de la pensée occidentale était en route.



***


Fait prisonnier en mai 1940, Bénouville s’évade dès le mois de décembre : il trouve refuge à Nice, chez « le plus pauvre d’entre ceux que je connaissais, mais celui que j’avais toujours préféré, qui nous donna quelques vêtements et la moitié de la maison. Etrange campement, en vérité, que nous montâmes sur cette colline de Provence, dans la demeure paisible et solitaire de René Béhaine, l’extraordinaire auteur de L’Histoire d’une Société. Elle tourne le dos, cette chère maison, à un site tragique et hanté qui semble le lieu même du désespoir. Mais elle regarde vers la mer que cachent des mouvements de terre chargés de vignes et dont, cependant, on sent partout la présence.

Nous avions un toit, nous avions un ami, nous avions des vêtements qui nous permettaient de sortir à tour de rôle, mais nous étions toujours aussi pauvres, vivant du peu d’argent que j’avais réussi à me procurer. Comme nous respirions cependant !...» (1)

En 1944, lors de la « Libération » de Nice, Béhaine, menacé par le journal communiste de la ville, fera appel à son ami, devenu l’un des chefs de la Résistance intérieure, qui interviendra immédiatement et sans doute lui sauva la vie.



(1) Le Sacrifice du matin.