Cahiers René Béhaine



Cinquième Cahier


Le Play, Paul Bourget et René Béhaine


Il y a, dans l’ œuvre immense de Béhaine tous les éléments d’une physique sociale, que l’on pourrait appeler « naturelle », dans la mesure où, née des méditations de l’auteur, elle se rattache cependant à un ensemble de lois, lois éternelles qu’il ne fait que retrouver, alors que, depuis 1789, les grands théoriciens de la contre-révolution en avaient déjà démontré la valeur et la nécessité.

Dès son second livre, Les Survivants, publié en 1914, René Béhaine observe le délitement de l’aristocratie terrienne qui, ayant tant bien que mal survécu à l’application du dogme égalitariste mis en place depuis un siècle, s’aperçoit, à l’occasion des déboires nés d’une succession à partager, qu’elle a perdu toute raison de vivre, devoirs sociaux et privilèges ayant les uns et les autres été emportés par l’esprit du siècle, sans d’ailleurs que quiconque pût bénéficier de cette disparition, bien au contraire.


« …On ferma le château ; les clés furent remises à Monsieur Hotte. De temps en temps, par son intermédiaire, on avait encore des nouvelles de la famille. Antoine, souvent au début, puis de plus en plus rarement, écrivait et annonçait qu’il allait venir ; mais il ne venait jamais. La haute grille, qu’on n’ouvrait plus, prit des couleurs de rouille comme en ont les entourages des tombes abandonnées. Et peu à peu, pour le village, tout ce qui était le château se restreignit au petit pavillon où habitait la nourrice. »


Sachant bien qu’un retour à un passé que, sans le savoir, et obéissant à des mots d’ordre dont ils ignoraient l’origine,  ils avaient eux-mêmes répudié, était impossible, s’« ils étaient arrivés à croire qu’ils étaient plus heureux, plus riches et plus libres qu’autrefois », pourquoi les habitants de ce village se lamentaient-ils sur un sort dans lequel ils ne reconnaissaient plus cette vie faite d’entente, d’amitié, et de gaîté qu’ils avaient alors connue ?


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Plus tard, Michel, le héros de l’Histoire d’une Société, marié, passe avec Catherine quelque mois d’été en Bretagne. En parcourant ces campagnes, il ressent d’une façon criante ce vide du paysage, cette « absence de quelque chose d’indispensable qu’[il] percevait sans songer à en rechercher la cause : impression qu’il connaissait pour l’avoir éprouvée ailleurs, à Charmont, par exemple, et qu’il devait retrouver, par toute la campagne française, si pareille malgré la diversité des provinces que, l’identité des effets impliquant nécessairement l’idée d’une même cause, cette cause devait à la longue finir par s’imposer à lui. »

Dès lors, Béhaine peut commence à pressentir comment une révolution qui détruit les mécanismes sociaux presque immémoriaux qui liaient les différentes strates de la population et présidaient aux évolutions verticales des familles et de leurs membres, est radicalement opposée aux intérêts bien compris de ceux qu’elle a prétendu promouvoir par le moyen d’une égalité parfaitement factice.

« Au milieu de ces témoins de sa grandeur disparue et de ses crimes, le peuple qui s’était rendu coupable de tels excès continuait sa vie sévère et presque monastique. La révolte venue d’ailleurs, qui était née si loin de lui, parmi les bavardages des salons constructeurs de bonheurs chimériques, et que ces paysans toutefois avaient accueillie avec un sombre délire, correspondait en effet si peu à leurs intérêts ou à leurs besoins, que leur vie n’avait cessé de démentir les proclamations dont ils se réclamaient. Avec obstination, ils avaient essayé de garder leurs anciennes mœurs. Mais leur défaite était certaine. »


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Que René Béhaine ait réussi la transposition romanesque des plus hautes leçons d’histoire sociale est une réussite telle qu’elle l’apparente aux plus grands, et notamment à Balzac.


Mais il n’est pas inutile de rappeler ici le nom de Frédéric Le Play (1806-1882), d’ouvrir La Réforme Sociale en France (1864) au chapitre de « La Propriété » et d’en relever quelques fragments relatifs à l’influence des régimes de succession qui, « plus que toutes les autres institutions civiles, ont le pouvoir de rendre stériles ou fécondes la propriété et les familles de propriétaires. » Nous ne suivrons pas l’auteur dans toute l’étendue de ses observations et de ses réflexions, mais nous nous attacherons plus particulièrement à ce qu’il dit de la France, du régime de la Conservation forcée et de son corollaire le plus fréquent, le droit d’aînesse.


« La vie de l’homme est si courte, écrit-il, qu’on n’y aperçoit guère de temps d’arrêt entre les périodes de progrès et de décadence. A peine un chef de maison a-t-il élevé par son travail l’édifice agricole, industriel et commercial qui assure son indépendance et qui réunit autour de lui une clientèle d’agents et de collaborateurs, à peine, en un mot, est-il devenu le centre d’un groupe d’intérêts sociaux, qu’il commence à sentir les atteintes de la vieillesse. Il poursuit cependant son œuvre avec un redoublement d’énergie, s’il peut trouver parmi ses enfants un collaborateur qui l’assistera jusqu’au terme de la vie et transmettra intégralement cette œuvre à leur postérité commune, où elle restera indissolublement liée au nom du fondateur. Or, la transmission de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, fournit un moyen d’atteindre ce but avec certitude. C’est ainsi que le droit d’aînesse sort spontanément de la plus légitime propension que puissent ressentir les hommes supérieurs : du besoin de laisser sur cette terre une trace durable du bien qu’ils ont fait.

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Les gouvernements d’ancien régime ont souvent favorisé la Conservation forcée en vue d’aider au développement des familles-souches solidement établies à tous les degrés de la hiérarchie sociale..

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Ce premier régime de succession a souvent produit, dans la vie privée comme dans la vie publique, les avantages qu’en attendaient les législateurs. Le père de famille travaillait avec activité jusqu'à sa mort à assurer la prospérité d’un établissement qu’il devait transmettre intégralement avec son nom aux générations suivantes ; et celles-ci, lorsqu’elles se montraient dignes des vertus et des traditions du fondateur, trouvaient dans ce mode de transmission une source permanente de considération et de fortune. La force même de ces traditions, soutenues par les influences morales émanant d’une société bien organisée, suppléait jusqu'à un certain point à l’insuffisance momentanée de quelques héritiers, en attendant que des successeurs plus habiles vinssent relever de nouveau l’institution. De cette souche, incorporée au sol, sortaient incessamment, sans l’affaiblir, de nombreux rejetons : ceux-ci, soutenus par la richesse, l’influence et la renommée de la famille, créaient à leur tour de nouveaux établissements dans des conditions plus favorables que celles où s’était trouvé le fondateur de la race.

D’un autre côté, le régime de conservation forcée a été évidemment, au moyen âge, pour les Français, les Allemands et les Anglais, la source de la prépondérance dont ces trois peuples jouissent encore aujourd’hui. Les forces matérielles et morales de l’Europe actuelle ont dû, en grande partie, leur essor à ces familles fécondes qui cultivaient les arts usuels et les professions libérales, exerçaient l’assistance et le patronage des masses imprévoyantes, recrutaient l’armée ou la marine et fournissaient, avec une fécondité inépuisable, le personnel de l’émigration. »


« La France actuelle, écrit-il quelques pages plus loin, reste exposée sans autre défense que le léger palliatif du code civil, à l’influence des démolisseurs de 1793. Et si notre nation, après un demi-siècle de ce dur régime, a conservé un reste d’esprit de famille et d’énergie individuelle, c’est, d’une part, qu’elle avait été fortement organisée pendant les dix siècles antérieurs, et, de l’autre, que les familles les plus prévoyantes et les plus énergiques ont, en partie, réussi soit à éluder la loi de succession par des manoeuvres occultes, soit surtout à en neutraliser l’effet par la stérilité systématique des mariages.

[...]

En amortissant ainsi chez les classes riches l’esprit d’initiative et de tradition, le Partage forcé rejette forcément l’œuvre principale de civilisation sur les pauvres, c’est-à-dire sur ceux qui sont le moins en mesure de l’accomplir avec succès. Il nuit d’ailleurs à cette initiative dans toutes les familles de propriétaires par les difficultés qu’il introduit dans la vie privée. On peut s’en rendre compte en appréciant les pertes de temps et les frais qu’impose à chaque génération la transmission des biens chez les peuples soumis à ce régime. Dès qu’un père de famille ayant plusieurs héritiers naturels a fermé les yeux, certains officiers publics ont le devoir d’intervenir aussitôt, de venir prendre en quelque sorte possession du foyer domestique et d’en dresser l’inventaire détaillé. Diverses catégories d’experts et de gens d’affaires ont souvent mission d’étendre cet inventaire à toutes les natures de biens ; d’autres encore sont chargés de présider aux ventes ou aux divers modes de partage qu’il plaît aux héritiers de choisir. Et comme le droit absolu de Partage égal entre héritiers n’est tempéré en général par aucun sentiment de devoir envers la société et la famille, les détails d’exécution soulèvent bientôt entre les intéressés, par une gradation inévitable de susceptibilités, des méfiances et des haines. C’est sous cette triste inspiration que naissent en France la plupart des procès qui pèsent si lourdement sur la famille et la propriété. Cette situation conseille naturellement aux héritiers de s’abstenir de toute intervention personnelle, en sorte que, par la force des choses, le plus intime intérêt des familles se trouve abandonné à la direction des officiers publics. De là pour ces derniers des profits excessifs et surtout une prépondérance anormale. »


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Cette vision des choses fut aussi celle d’ un écrivain de la génération précédant celle de Béhaine - je veux parler de Paul Bourget, qui, en 1902, écrivait en conclusion d’un de ses romans les plus célèbres, L’Etape : « Le problème de la vie humaine est uniquement le problème de la famille. Lorsqu’on pense ainsi, on est tout près des antiques doctrines : la famille a pour tendance de supprimer le viager. Elle veut durer à travers le temps. Il lui faut donc les majorats, ou la liberté de tester, et alors l’autorité du père de famille la conserve. Elle exige un droit reconnu des morts sur une part de l’activité des vivants. Ce droit du passé doit avoir un représentant héréditaire, d’où la nécessité d’une famille royale et de la monarchie. »

Il reviendra à plusieurs reprises sur ce sujet qui lui tient à cœur, ainsi dès les premières pages de Laurence Albani, roman publié en 1919.

Cette famille Albani formait, avant la Révolution, « une famille solidement racinée, à la veille de franchir l’étape qui séparait la bourgeoisie et la noblesse. La Révolution avait coupé court à cette ascension. Elle les avait fait descendre, comme tant d’autres, par le morcellement forcé de la propriété. Le petit officier de l’ancien régime qui se faisait appeler M. d’Albani avait quatre enfants. A sa mort, le partage de ses terres aboutit à créer quatre groupes, déjà plus gênés. Le père d’Antoine, issu d’un de ces groupes, avait lui-même trois frères. Chacun des quatre Albani eut pour son lot juste de quoi vivre indépendant, mais à la condition de mettre la main à la besogne. Les petits-fils du demi-nobles étaient, dès lors, des demi-paysans… »


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Il n’est pas inutile de rappeler que Bourget et Béhaine étaient royalistes et qu’ils avaient, l’un et l’autre, apporté leur adhésion à Maurras et à L’Action Française.