Trois Lettres de René Béhaine à Bernard Grasset
Bernard Grasset fut, de 1914 à 1936, l’éditeur de René Béhaine dont, né en 1881, il était, à un an près, l‘exact contemporain. A partir des Survivants, il édita dix volumes de l’Histoire d’une Société. Cette fidélité réciproque ne fut pas exempte de nuages ; Viviane Smith note, dans sa thèse sur « la première manière de René Béhaine » qu’entre les deux hommes « orages, démêlés et querelles n’ont jamais cessé ».
Nous publions ici trois lettres adressées par René Béhaine à son éditeur, à l’époque de la parution de Si Jeunesse savait… Dans la première, l’écrivain définit et défend - exemples à l’appui ! - le style qu’il croit nécessaire à l’expression de sa pensée. La troisième insiste sur la portée de l’œuvre dont il entrevoit déjà l’ampleur et qui devrait faire de lui, ce dont Grasset n’est pas persuadé, un auteur « grand public ». Notons d’ailleurs qu’à l’époque, les « gros » tirages dépassaient rarement les 10.000 exemplaires.
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3 mai 18
Mon cher Grasset
« Je reçois votre mot contenant la note de Prévost. Fâcheux indice. Puisque vous êtes mon avocat, je vous soumets mes pièces.
L’habitude du journal et de la publication universelle des esprits élémentaires a dégradé le style. Vous verrez dans les romans dits modernes la phrase se réduire à des éléments qu’on doit trouver à l’origine des langues. « Le ciel était bleu. Colette était belle. Lucas aimait Colette. » Là, il y a encore une succession progressive dans les idées et leur expression. Mais, en général, cette succession de principales, tout en s’opposant à l’exactitude de l’idée, toujours complexe, allonge et délaie le style en remettant une base nouvelle à chacune de ces principales. En rompant l’enchaînement des idées, elle les supprime. Il n’y a donc qu’une série de notations sur le même plan, où couleur, mouvement, etc, ne sont point différenciés les uns des autres. La perspective disparaît.
Faites une analyse d’un de ces « auteurs ». S’il y a une quinzaine de propositions établies par la grammaire, vous aurez deux ou trois propositions toujours les mêmes. Or, il est inadmissible que la grammaire, qui est l’anatomie de la langue, ne puisse expliquer un auteur. C’est comme un médecin qui, faisant l’autopsie d’un homme, dirait « que d’os ! que d’os ! » et vanterait le corps des poupées de son. C’est évidemment simplifié ; prenez au contraire, à toutes les époques, dans toutes les langues, n’importe quel écrivain qui cherche la philosophie de la vie. Son style aura toujours l’ampleur de sa pensée. Or, le roman est un genre superficiel. Je m’efforce d’en étendre le cadre ; et c’est l’étonnement de trouver un langage philosophique à la place d’une description facile (souvent d’ailleurs émouvante ou belle), qui fait dire au lecteur superficiel : « C’est moins clair que mon journal. Il me faut relire deux fois ce passage pour le comprendre. » Qu’il le relise trois fois, il n’y a pas d’inconvénient. La haine de l’ampleur de la pensée et de la phrase est d’origine démocratique. C’est crier : « à bas les robes à traîne, elles empêchent de courir. »
On fait aussi bon marché de l’art de lire. Il faut que, lue à haute voix, une phrase construite se lise si l’on sait lire, et qu’elle s’obscurcisse si l’on ne sait pas lire. Le style n’est pas le langage courant, c’est une présentation de la pensée. Si celle-ci est difficile, celle-là ne peut pas être facile.
Les auteurs anciens avaient même une ampleur de touche qui les faisait charger leurs tableaux dont ils ne craignaient pas de disposer les plans. Quand j’entends : « il y a trop de que », je vous assure que c’est comme si j’entendais crier : « à la lanterne » ou « à bas l’aristo ». Je me souviens avoir été l’objet d’une certain insulte dans un train où je lisais le Figaro. L’homme, que j’avais prié de ne pas cracher devant moi sur le parquet, trouva en fin de compte ceci « monsieur le Figariste » (le Figaro coûtant 0,15 ou 0,20 était un objet où s’accrochait son envie). Eh bien, je vous le jure, cet homme n’aimait pas les que dans les phrases.
J’ouvre Homère.
« Comme un lion fauve que les chiens et les pâtres chassent loin de l’étable à bœufs, car ils veillaient avec vigilance, sans qu’il ait pu savourer les chairs grasses dont il était avide, bien qu’il se soit précipité avec fureur, et qui, accablé sous les torches et les traits que lui lancent des mains audacieuses, s’éloigne… etc »
Dans René, de Chateaubriand , épisode plusieurs fois corrigé, vous seriez étonné des phrases « à que » s’y trouvant.
Et Buffon, et Bossuet, et La Bruyère, et Pascal.
« La jalousie et l’émulation s’exerçant sur le même objet, qui est le bien ou le mérite des autres, avec cette différence que celle-ci est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l’âme féconde, qui la fait profiter des grands exemples, et la porte souvent au-dessus de ce qu’elle admire, et que celle-là au contraire est un mouvement violent et comme un aveu contraint du mérite qui est loin d’elle ; qu’elle va jusqu’à nier la vertu dans les sujets où elle existe, ou qui, forcée de la reconnaître, lui refuse les éloges ou lui envie les récompenses ; une passion stérile qui laisse l’homme dans l’état où elle le trouve, qui le remplit de lui-même, de l’idée de sa réputation ; qui le rend froid et sec sur les actions ou sur les ouvrages d’autrui, qui fait qu’il s’étonne de voir dans le monde d’autres talents que les siens, ou d’autres hommes avec les mêmes talents dont il se pique : vice honteux et qui par son excès rentre toujours dans la vanité et dans la présomption, et ne persuade pas tant à celui qui en est blessé qu’il a plus d’esprit et de mérite que les autres, qu’il lui fait croire qu’il a lui seul de l’esprit et du mérite. » La Bruyère.
« Je ne saurais pourtant dire si elle est bonne ou mauvaise car je ne l’ai encore communiquée qu’à deux ou trois de mes plus intimes amis à qui même je n’ai fait que la réciter fort vite, dans la peur qu’il ne lui arrivât ce qui est arrivé à quelques autres de mes pièces que j’ai vu devenir publiques avant même que je les eusse mises sur le papier, plusieurs personnes à qui je les avais dites plus d’une fois les ayant… » etc Boileau
Telle est la force de la pitié naturelle que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer aux malheurs d’un infortuné tel qui, s’il était à la place du tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi, semblable au sanguinaire Sylla, si sensible aux maux qu’il n’avait pas causés, ou à cet Alexandre de Phère qui n’osait assister à la représentation d’aucune tragédie, de peur qu’on ne le vit gémir avec Andromaque et Priam, tandis qu’il écoutait sans émotion les cris de tant de citoyens qu’on égorgeait tous les jours par son ordre. Rousseau (mal lu, c’est incompréhensible ; bien lu, c’est fort clair). Entrez en effet dans une chambre où il y a beaucoup de meubles, et vous vous y accrocherez si la lumière est insuffisante. La lumière, pour la phrase, c’est l’art de lire.
A présent voici un exemple de style mal composé.
« Aux pieds de Dona Blanca était assis un jeune homme qui la regardait en silence, dans une espèce de ravissement. Ce jeune homme portait un haut de chausse de buffle, et un pourpoint de même couleur (quelle couleur ?), serré par un ceinturon d’où pendait une épée aux fleurs de lys (description qui va de bas en haut, puis au milieu). Un manteau de soie était jeté sur ses épaules (alors on ne voit pas son pourpoint) et sa tête était couverte d’un chapeau à petits bords ombragé de plumes (toujours de bas en haut) ; une fraise de dentelle, rabattue sur sa poitrine, laissait voir son cou découvert (nous redescendons d’un étage). Deux moustaches noires comme l’ébène donnaient à son visage naturellement doux un air mâle et guerrier (nous remontons). De larges bottes (quelle chute !), qui tombaient et se repliaient sur ses pieds, portaient l’éperon d’or, etc… »
C’est le type du tableau si mal composé qu’il n’existe pas. Les phrases sont courtes, mais cette brièveté ôte toute perspective, perspective que les incidentes sont chargées de représenter. Et c’est du Chateaubriand (Dernier Abencérage). Les romans dits modernes, que je n’ai pas sous la main, portent ce défaut au centuple.
Mon cher Grasset, vous savez tout cela aussi bien que moi ; je ne suis pas sans me souvenir de certaines maximes qui révèleraient en vous un écrivain de premier rang si vous vous décidiez à les publier. Mais c’est pour vous apporter l’assurance que je n’écris pas au hasard et sans traditions. J’ai vu, par le billet de Prévost, qu’il a pour vous des égards et un désir manifeste de vous être agréable. Profitez de votre position, s’il attaque mon style, pour défendre le style : le ton de sa lettre m’indique qu’il en tiendra compte.
Vous avez du recevoir une carte de Marie-Louise vous priant, si vous avez encore entre les mains mon 2e manuscrit, de l’envoyer à JH Rosny aîné.
Bien amicalement à vous, et merci de m’avoir envoyé le mot de Prévost.
R. Béhaine
Sur un feuillet joint à cette lettre :
« Une des choses qui font que l’on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit. Les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, au même temps que l’on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu’on leur dit et une précipitation pour retourner à ce qu’ils veulent dire, au lieu de considérer que c’est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation. » La Rochefoucauld.
P.S. J’ajoute que depuis que je vous ai envoyé mon manuscrit, j’ai reconnu, ce qui était facile, deux phrases interminables, fort mauvaises, dont je vous enverrai la correction (l’une à la tête d’un chapitre, où il y a en incidente la mort de M. Armelle). Motif : j’avais oublié de faire mourir ce M. Armelle, et je l’ai introduit de force dans un passage déjà fait, et à un moment de ma vie où j’étais fort souffrant.
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La lettre suivante n’est pas datée, mais son objet est le tirage de Si Jeunesse savait…, troisième volume de l’Histoire d’une Société, dont l’achevé d’imprimer est du 25 janvier 1919.
Mon cher Grasset
Suivent quelques lignes relatives à des coquilles relevées par l’auteur, puis :
« Pour le prière d’insérer, voici quelques réflexions que je vous soumets. Pour Les Survivants, le prière d’insérer de Massis a fait plus de mal que de bien, car il dénaturait la pensée du livre, et cela a troublé. L’auteur, sévère pour ses héros, avait cependant une sympathie très marquée pour la classe sociale à laquelle ils appartenaient. Ceci pour vous dire qu’un prière d’insérer peut souvent mal aiguiller le lecteur.
Pour Les Nouveaux-Venus (Fasquelle) je n’en avais pas fait et la critique a été admirable (au point que je n’en aurai jamais de pareille). Pour S. J. s., je pense que c’est un livre qui doit être lu lentement. Il me semble que le prière d’insérer ne doit avoir d’autre but que de faire sentir la portée morale du livre, et que c’est au lecteur-critique à en tirer lui-même les idées maîtresses. Pour celui qui ne saura ni ne voudra le faire, ce n’est pas le prière d’insérer qui fera grand chose. C’est pourquoi, plutôt que le p. d’i. courant, une note comme celle que je vous avais soumise me paraît préférable.
Ce serait comme une préface volante. Si dix publications ne la publient pas, elle peut attirer l’attention d’un seul lecteur dont la critique vaudra plus que 9 insertions.
C’est une idée à laquelle je n’attache pas une importance essentielle ; vous êtes meilleur juge que moi.
Voici donc ci-joint une note que vous pourrez modifier, mais dans le même sens.
« Depuis la déclaration des droits de l’homme, jamais on a si peu parlé de ses devoirs. Le présent, dont le rôle est de relier le passé à l’avenir, n’a vécu que de lui-même. Chaque génération, après s’être désintéressée de celle qui l’avait précédée, finit par se désintéresser de celle qui devait la suivre. Abandonnés à leurs appétits, aux influences, à la mode, à tous les pièges dont l’expérience ne vient pas nous avertir, les meilleurs oublièrent dans la recherche immédiate et désordonnée des satisfactions de tout genre, le but suprême de la vie. Jamais la conscience ne témoigna d’un aveuglement, d’un manque d’exercice et d’usage aussi complet, ou, dans ses efforts, de tant d’ignorance au milieu d’un abandon aussi grand. Dans l’étude, que présente ce livre, d’une jeunesse qui n’a ouvert les yeux qu’au fond du gouffre et qui, sachant mieux mourir qu’elle n’avait su vivre, s’appela elle-même la génération sacrifiée, il y a matière, pour tout homme hésitant et qui cherche, à un perfectionnement individuel ; par là, l’auteur de ces pages apporte sa pierre à la reconstitution de sa patrie. »
Sans vanité d’auteur, cette note a plus d’allure que le banal communiqué courant. Et à la lecture, je crois, sauf votre approbation définitive, qu’il vaut encore mieux la laisser telle quelle et sans rien y changer.
Si vous vous décidez à imprimer ce prière d’insérer, j’en suis pour ma part si satisfait que je vous demanderai de la joindre aux 25 volumes que vous m’enverriez ici, et même à ceux que vous enverriez de Paris. Cela donnerait le ton du livre au lecteur, et on l’aborderait avec l’esprit qui convient.
R. B.
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Autre lettre également relative à Si Jeunesse savait…
19 février 1919
Mon cher Grasset
Ne vous mettez donc pas dans la tête que je dois avoir une clientèle restreinte. Je n’ai aucune vanité d’auteur, attendu que je travaille pour un but qui n’est pas humain, et que, si j’avais en vue le salaire et les honneurs, je ferais autre chose (j’accepterai avec joie cependant et salaire et honneurs ; je préfère que le chemin soit fleuri, tout en sachant fort bien que le chemin, si fleuri soit-il, n’est qu’un passage).
Un des avantages (dont je me passerais) de mon obscurité, est de pouvoir, de temps à autre, offrir un de mes livres à quelque personne qui ignore que j’en suis l’auteur. Ce sont les esprits, ou cultivés, ou simples, qui les apprécient, et il y a beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire d’esprits cultivés, et d’esprits simples. Il y a cependant une catégorie d’esprits qui, s’ils sentent, se refusent à admettre, ce sont ceux pour qui seuls le salaire et les honneurs sont le but ; alors nous ne nous entendons pas. Ne vous laissez donc pas, je vous en prie, influencer par ces besogneux de l’âme, vous qui, vous me l’avez confié affectueusement, croyez qu’il y a autre chose que le drame lamentable et sanglant dont nous sommes les malheureux acteurs.
Vous remarquerez que la ligne de S. J. s. est extrêmement simple, que cette simplicité donne une très grande portée à l’idée, et par conséquent au livre. En outre, notre époque a vu des milliers de jeunes gens souffrir pour une idée : cela peut permettre d’espérer que l’idée a une force effective ; et ces mêmes jeunes gens qui ont accepté d’avoir pour chefs militaires des [ ] souvent moralement leurs subalternes peuvent et doivent, en nombre, rechercher des chefs spirituels dont l’effort est désintéressé.
Si j’avais, à 14, 15 et 16 ans, lu les tomes 1, 2 et 3 de l’Histoire d’une Société, j’aurais été utilement modifié par cette lecture ; je crois qu’il y a beaucoup d’adolescents honnêtes, hésitants, abandonnés qui cherchent. Ces livres leur sont destinés. Quand un habitant du boulevard fera la moue en vous parlant de cet auteur sans dialogue (c’est à dire moi-même), pesez dans votre juste esprit, un des plus rares que je connaisse, sa vie, et la valeur morale de sa vie - je ne parle pas de son intelligence - et vous verrez qu’il y aura dans son antipathie pour moi le regret, déformé par l’envie, de sa vie manquée spirituellement (et aucun désir de la modifier).
Je n’aime pas la vie ; j’attends et j’espère une compensation. Si, dès ici-bas, j’ai quelques adoucissements et qu’on rende justice à mon effort, j’en serai extrêmement heureux. Mais je ne suivrai pas un courant qui m’emporterait où je ne dois pas aller.
« Nous devons travailler à nous rendre digne de quelque emploi. Le reste ne nous regarde pas ; c’est l’affaire des autres. »
Avez-vous envoyé Les Survivants à Wells et Maeterlinck ? Avez-vous reçu mon prière d’insérer ?
Bien affectueusement à vous.
Votre ami Béhaine
P.S.
Ce en quoi nous divergeons et l’opinion à laquelle je tiens est celle-ci : je suis un auteur à grand public. Remarquez que je puis ne l’avoir jamais, mais cela tiendrait à des causes secondaires et évitables. Sinon cela indiquerait que mes livres ne correspondent pas à un besoin. Or, ce besoin existe en ce moment. Songez que des livres d’une morale industrielle si je puis dire (Lysis, Cambon) ont de gros tirages. Vous pensez bien que les questions éternelles, de vie sentimentale, sexuelle, de morale humaine en un mot, doivent intéresser les jeunes gens. Une génération entière attend quelque chose de ce côté. La génération précédente, à la suite des esprits faux et dévoyés, a négligé ce côté de la vie. Elle en est morte et, s’il y a, aujourd’hui, très probablement, autant de bordels qu’autrefois, en revanche il y a une prédominance effrayante de morts sur les naissances.
Parmi les gens distingués que vous connaissez, combien ont
la
maison de famille qu’avait encore leur
grand-père ?
Faites cette expérience, connaissant la valeur morale de
telle
et telle personne, donnez à lire S. J. s. De toute certitude
l’estime sera en proportion de la qualité de l’esprit
l’âme qui aura à donner son opinion.
Enfin si vous
connaissez des jeunes gens (pas américanisés,
bien
entendu) de l’âge incertain (16, 17 ans)
où la
question sentimentale commence à devenir un
problème,
donnez leur ce livre : et vous verrez la réponse.
Leurs prédécesseurs, n’oubliez pas, ont à se frapper la poitrine, ce qu’on fait très volontiers, mais à modifier leur vie, ce qu’on ne fait pas volontiers. Si on ne leur impose pas la valeur de l’œuvre, ils la nieront pour se dissimuler peur propre infériorité. Parmi eux, il y en a de sincères ; et ceux-ci doivent faire partie de mon public. Comment, ils auraient accepté la pratique des devoirs les plus austères pour une idée, et ils ne seraient pas capables d’une lecture, en somme aisée, pour le service d’une idée !
L’auteur à public restreint frappe à peu de portes. Je frappe à toutes les portes. Beaucoup, à travers leur judas, jetteront un coup d’œil négligent, méprisant. Encore plus doivent ouvrir leur porte. Ceux qui me disent le contraire ne sont pas dans le sens de l’avenir, ni même du présent. Ils retardent. Ne nous laissons pas accrocher par eux. Ce sont les mêmes qui font piétiner les idées, les hommes, empêchent tout progrès, et ne flattent que les mauvais instincts. Vous voyez que je fais peut-être mieux de ne pas me mêler à un monde dans lequel je trouverais trop de ces spécimens que, pour le moment, pauvre et malheureux, je ne puis combattre avec les seules armes qu’ils reconnaissent.
Vous êtes à même, vous, qui avez le maniement des hommes, de leur imposer votre manière de voir. Vous joignez à votre haute intelligence le don que je n’ai pas de la rendre monnayable et susceptible d’échange. Aussi je considère comme une rare faveur d’un destin qui ne m’en prodigue pas, de m’avoir mis sur votre chemin. Je sais que vous emploierez vos dons de créateur de succès d’autant plus volontiers que vous savez que j’ai pour vous beaucoup d’affection. Je vous en supplie, ne partons pas sur un mauvais chemin et en visant au-dessous du but. Si l’on vous dit - beaucoup de talent, mais public restreint et choisi ! – éclatez de votre rire vengeur et répondez :
- ce que je lui reprocherais plutôt, c’est qu’on peut illustrer son livre avec des gravures d’Epinal ! C’est presque de la morale en action.
Et en effet, ce sont de petits tableaux de morale de dessin très ferme, de composition et d’arrangement très soignés, mais de couleur presque violente. Est-ce que vous ne voyez pas, dans telle case de la feuille d’Epinal Si Jeunesse savait, une scène, avec cette légende « Michel, entraîné par de mauvaises connaissances, passe ses soirées au d’Harcourt (ou, au Cabaret de la Bohême) - un autre tableau : « Michel et Catherine, ne sachant pas que le devoir est la garantie du bonheur, ne s’aperçoivent pas que le chemin dans lequel ils s’avancent devient de plus en plus difficile et raboteux » et on voit des ronces vertes et brunes accrocher la robe rouge et le pantalon gris. Et quels cailloux sous les souliers jaunes…
Remarquez que je ne plaisante pas. Moi-même je traduis ici ma pensée un peu en image d’Epinal, mais le fond est vrai, et certainement vrai.
J’ajouterai que, lorsqu’on a atteint un certain courant de vie spirituelle, on peut comprendre et concevoir qu’on est dans le mouvement de la vie, et que par conséquent ce mouvement dont on est un des éléments vous porte, si on y contribue. J’attends donc à la vérité quelque chose d’heureux, ce que, pour ma part, je n’attendais pas de mes livres précédents.
Je ne m’ouvre ainsi à vous que parce que vous êtes une âme et un esprit exceptionnels ; vous comprendrez qu’on peut avoir des moments où l’on sent sa chance ; et ce moment est venu pour moi. Un des grands éléments de cette chance est d’avoir affaire à vous, éditeur et ami tout à la fois.
René Béhaine