Un article signé P. Michaut
« Sous le titre l’Histoire d’une Société, M. René Béhaine poursuit depuis plus de vingt-cinq ans l’histoire psychologique des trois dernières générations des Français, des modifications profondes survenues dans les cadres de la société et dans les mœurs. Le renouvellement des classes est un phénomène constant ; mais depuis un siècle il est à la fois plus rapide et plus étendu. Le critérium de la valeur de l’homme étant désormais le diplôme, les stages intermédiaires se franchissent souvent d’emblée.
L’auteur, empruntant la forme du roman,
met en scène deux familles et leurs deux enfants ;
par cet artifice il établit le tableau, le bilan de
l’état social. Son esprit entièrement
libre, sans préjugés ni contrainte, critique
l’éducation, la famille,
l’église, l’Etat, et son pessimisme
paraît à certains un peu amer.
Le premier volume : Les Nouveaux
Venus, met en scène la bourgeoisie d’il
y a quatre-vingt ou cent ans, dont les fils seront les
« nouvelles couches » de
Gambetta. Leur élévation a
été hâtée dans la seconde
moitié du dix-neuvième siècle par
l’abaissement ou l’effondrement des
barrières sociales. Plus méprisants pour ceux
qu’ils dominent que n’était
l’aristocratie, ils jalousent la noblesse, qui mesure bien
leur insuffisance, et qui se tient à
l’écart. Monsieur et Madame Varambaud apparaissent
parmi une série de personnages secondaires ; nous
voyons grandir Michel, et son caractère se former.
Les Survivants sont les représentants de l’ancienne noblesse provinciale. S’ils ont dû abandonner souvent le domaine familial, acquis par l’un des Nouveaux Venus, par contre les traditions de l’âme ou de la famille leur imposent une règle de vie digne, ferme, sévère même, contenue dans un ensemble de disciplines tutélaires - ici l’évasion entraîne le plus souvent le déclassement. Cette société s’évanouit sous nos yeux, décimée, bouleversée par la guerre et toutes ses conséquences. M. René Béhaine évoque cette vie provinciale tout entière, avec ce qu’elle avait de doux et de rude, ses petitesses et ses mesquineries aussi, sa gravité, sa sécurité, sa valeur exemplaire. Telle, la comtesse de Laigne élève auprès d’elle sa fille Catherine.
Un jour, elle reçoit la femme du
Procureur. C’est la mère de Michel. Ainsi se
rencontrent les deux jeunes gens, et Michel, tout à son
émotion profonde, se promet de mériter
l’attention, la sympathie de Catherine, et
peut-être même davantage.
Si Jeunesse savait… Les deux jeunes gens se voient ; Catherine, qui est la plus âgée de six ans, exerce sur Michel une influence que limite le caractère déjà très formé, indépendant, difficile de son jeune camarade. Il est entier mais loyal ; exigeant mais sensible.
Catherine, maintenant éprise, consent
à un mariage futur. Ainsi s’affirme la passion qui
pousse l’un vers l’autre les deux protagonistes du
roman. Leurs milieux les séparent, les
préjugés, les conventions familiales opposent
à leur inclination une force d’inertie - de
résistance même.
La Conquête de la Vie nous
montre Michel abordant de front l’obstacle, tandis que
Catherine hésite ou plie. Puisqu’ils sont convenus
de se marier, Michel voudrait que Catherine engage avec sa
mère une lutte directe, franche et résolue -
sinon qu’elle accepte l’idée
d’un enlèvement. La jeune fille, bien loin
d’oser même nourrir en son esprit des
résolutions aussi extrêmes, oppose seulement
à l’impatience de son ami ses scrupules, ses
hésitations, ses craintes ; Michel, pour vaincre
cette faiblesse, pour armer cette volonté
défaillante, écrit un livre : La
Conquête de la Vie (1).
Catherine, que la force de cet amour intimide, au comble de sa lutte
contre elle-même, s’effraie de l’avenir
vers lequel l’entraîne un compagnon si
hardi ; elle décide de rompre et de renfermer cette
passion dans son cœur. Michel passe outre :
« Tu me fuis ; je ne désire que
toi ; tu me fais souffrir, je t’aime ; tu
me repousses, je t’aime encore. » Il
affirme sa foi dans le triomphe de la passion sur les obstacles
inconsistants : conventions, préjugés,
convenances, qui entravent la résolution de Catherine.
« Ta punition, ce sera plus tard quand nous serons
mariés, de relire les lettres et de revoir la vie. Alors
seulement tu comprendras tout le mal que tu m’as
fait. »
L’Enchantement du Feu, c’est le triple cercle de flammes qui éloigne de la retraite de la Walkyrie ceux qui n’ont pas au cœur la force de Siegfried. Catherine a répondu à la lettre de son ami ; elle renonce à vouloir éloigner d’elle l’amour. Mais de cet amour, elle et lui ne connaissent guère que les tourments et l’angoisse de mesurer la solitude des âmes. La seule douceur qu’ils en éprouvent parfois est une exaltation, une ardeur qui leur découvrent la plénitude de leur émotion.
Lui à Paris, elle à
Saint-Loup s’écrivent.
L’irrésolution de la jeune fille, son inaptitude
à prendre un parti décisif, sa
répugnance à pousser jusqu’aux
conséquences nécessaires ses intentions, les
projets qu’elle forme, font désirer à
Michel de la rejoindre, comme si leurs deux cœurs
n’avaient qu’à être
rapprochés pour battre à l’unisson.
Catherine reste partagée entre sa soumission à sa
mère et aux siens et l’effort qu’exige
d’elle son amour pour Michel. Enfin, comme si elle rompait
soudain avec ses faiblesses et
s’élançait d’un coup
au-devant de l’avenir, elle écrit :
« …comme dans une espèce
d’extase, j’ai
répété inlassablement la phrase du
dernier acte de la Walkyrie… Je t’appelais,
m’entendais-tu ? »
Avec les Yeux de
l’Esprit : Catherine se dégage
peu à peu, avec encore bien des retours, de
l’emprise qui pèse sur son caractère,
sur son cœur, sur son esprit. Son mariage avec Michel lui
apparaît comme une certitude de l’avenir, et elle
se dirige vers cette conclusion en s’affermissant chaque jour
davantage. Sa mère assiste à sa
défaite, mais ne renonce pas encore à
écarter de sa fille ce fiancé dont elle redoute
la franchise violente, le caractère entier,
l’indépendance orgueilleuse.
Au Prix même du Bonheur
nous apporte la conclusion de cette lutte longue et cruelle ;
même si, près de la fin, Michel, on le verra, crut
apercevoir la ruine de son bonheur.
*
René Béhaine nous a donné dans ces ouvrages une étude psychologique de la passion poussée jusqu’aux limites de la sensibilité et de l’intelligence. Mais en outre il nous offre le melleur tableau de ce que fut entre 1880 et 1914 la société bourgeoise. Monsieur et Madame Varambaud, Madame de Laigne, Tante Aurore… sont aussi caractéristiques et représentatifs de leur classe et de cette période que les personnages de Marcel Proust le sont pour la même époque de la société aristocratique et riche de Paris. L’un et l’autre donnent à la fois le cadre, le décor et le contenu psychologique de ce temps ; bientôt M. René Béhaine deviendra une source de documentation aussi précieuse, pour cette « fin de siècle » que Casanova l’est pour celle du dix-huitième siècle et Balzac pour son temps.
C’est ainsi seulement que, pour notre part, nous rapprochons le nom de M. Béhaine d’autres noms illustres ou notoires. C’est une grande vanité des esprits scolaires que de chercher, dans de tels cas, des similitudes de plan et d’inspiration. Il y a profit seulement à vouloir définir des « familles d’esprits ». M. René Béhaine est de ceux qui ont pris pour objet de leur étude l’âme humaine et ses détours ; il rejoint Stendhal, Bossuet, Pascal… Disons simplement qu’il se rattache à l’une des traditions les plus anciennes, les plus riches de notre littérature, éprise des idées plus que des accidents, et plus familière avec les problèmes de la destinée qu’avec les fantaisies et les dérèglements de la personnalité.
Si l’inspiration de son œuvre est toujours haute, lucide, empreinte de droiture et riche de valeurs spirituelles, de même le style, la forme sont forts, clairs, animés des plus belles traditions de nos lettres, avec une phrase bien articulée, riche, vive, et même un peu oratoire. C’est aux plus beaux modèles de notre siècle classique qu’il faut remonter pour retrouver le rythme, la cadence, cette exacte appropriation de l’expression à la pensée, à son mouvement et à ses résonances spirituelles.
La composition enfin est très personnelle : une multitude de touches successives et de valeurs inégales : éléments de l’action et de la pensée, pris en tous lieux, apparaissant d’abord disjoints, dispersés… Une première silhouette se précise ; elle se différencie ; le relief s’accentue, le caractère se forme, la flamme de l’esprit, d’abord vacillante ou confuse, s’affermit, s’élève, brille, éclaire tout l’espace qui, autour de ce personnage, prend sa valeur, sa perspective, son volume, sa durée. D’autres figures s’esquissent, leurs contours se révèlent ; elles peuplent cet univers et se meuvent avec aisance, animant des foules ; majestueuse création symbolique et familière.
P. Michaut
(1) Ce livre a été réellement écrit par un Béhaine de 18 ans et publié –probablement à compte d’auteur - en 1899 chez l’éditeur Chamuel.
Mon cher
Brun
On a retrouvé les épreuves voyageuses ! Donc, pressez, je vous prie, pour qu’on paraisse incessamment. Fixez m’en la date la plus proche.
Ne serait-ce le moment de passer des échos ?
L’article de Michaut est remarquable. Il était très difficile de dégager d’une œuvre si longue les lignes principales, sans longueur ni rétrécissement, et il y est parvenu.
Que pense faire Grasset et que pense-t-il ? Dites-lui que mon ami Focillon, profr à la Sorbonne, a recommandé mes ouvrages à Fortunat Strowski. De ce côté, article sûr. Et Mauclair, et la Princesse Bibesco ?
Aidez-moi de votre mieux, j’ai grand besoin de votre appui.
Temps infect. Pluie, pluie et pluie. Le docteur Lambert m’a parlé de vous et de votre amie de façon chaleureuse.
A bientôt,
tout à vous Béhaine
Envoyez, quaeso (parlo latinus) toute la série moins le 1er volume à Strowski (pas Trotsky) et, conjuro, à la dame russe de Michaut le tout.
Merci pour Mauclair.