Cahiers René Béhaine


J. Neuvième Cahier



Un Conte de Marie-Louise Béhaine


Le Petit Génie


Le texte de ce Conte a été présenté par Viviane Smith en annexe à sa thèse (1) sur « La première manière de René Béhaine », consacrée aux sept premiers volumes de l’Histoire d’une Société : Les Nouveaux venus et Les Survivants, suivis des cinq romans de la formation du couple Michel-Catherine. Il a pour auteur Marie-Louise Béhaine.

Viviane Smith s’est plu à souligner l’importance de l’apport de celle-ci à l’élaboration de l’œuvre du romancier et pense que c’est la perspective de cette collaboration qui a été l’élément décisif qui l’a fait pencher vers la solution du mariage, « malgré ses propres doutes et les funestes prédictions de sa famille. »

Elle voit également dans la rupture du couple, presque aussitôt après le suicide de leur fils, en 1934, un tournant capital de la pensée et de l’écriture bèhainienne. « La tendance aux vaticinations et aux élucubrations métaphysiques va envahir l’œuvre comme une mauvaise herbe. La maîtrise du style est acquise, la pensée mûrit et les belles pages abondent, mais un sens de l’équilibre et de la légèreté s’est évanoui avec le déclin de l’influence de Catherine. » Il est certain que des oeuvres peut-être trop longuement mûries comme Sous le Char de Kali (1947) et La Moisson des Morts (1957) comportent parfois des développements presque pathologiques. Béhaine, à la fin de sa vie, le reconnaissait d’ailleurs lui-même ; mais il ne faut pas oublier qu’il ne put mener à bien une réédition de cette œuvre gigantesque qu’il avait pourtant longuement préparée et que ses derniers livres représentent une des pensées les plus originales et les plus fortement élaborées de cette époque lointaine qu’est pour nous la première moitié du XXe siècle.


Quand ce conte a-t-il été écrit ? Rien ne permet de répondre avec certitude à cette question. Toutefois il est remarquable que sa conclusion optimiste ne reflète pas la réalité puisque le couple ne s’est en réalité jamais reformé. Cependant ce texte à la fois gai et douloureux est un des plus beaux témoignages qui ait été rendu au courage, à la persévérance et à l’intelligence de celui qu’elle avait épousé. Il semble faire écho à ce que celui-ci écrivait en 1954 à son ami Sylvain Monod :


« Je suis une sorte de Robinson dans son île, un Robinson écrivain. De temps à autre, je recevais la visite d’un pécheur par l’intermédiaire duquel je faisais parvenir ce que j’avais écrit au monde dit civilisé. Mais plus aucun marin n’aborde à mon île et mon travail est perdu ... »


Marie-Louise Béhaine est morte en 1956.



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Il était une fois, dans un pays qu’il est bien inutile de connaître, un homme étrange, qui était tout à la fois, un grand artiste, un grand savant, et un grand constructeur, un de ces hommes, enfin, comme on n’en rencontre guère, si même on en rencontre, dans ce monde où règne le provisoire et la médiocrité. On le nommait « Maître Jean » et quelques-uns commençaient à l’appeler « l’Illustre ».


Il avait, et cela dès sa prime jeunesse, conçu le plan d’un vaste ouvrage auquel il avait résolu de consacrer son existence terrestre et qui était à la mesure de son intelligence, sinon à celle de ses forces et de ses moyens. C’était un édifice immense, une sorte de tour qu’il se proposait de construire, dont les assises faites des éléments les plus lourds prendraient leur point d’appui dans les profondeurs de la terre, et qui, employant, à mesure qu’elle s’élèverait des éléments de plus en plus subtils atteindrait une hauteur si prodigieuse que le faîte pénétrerait au-delà de la région des nuages, dans un domaine où nul monument humain n’aurait pénétré et où il espérait guider ses semblables par des moyens connus de lui seul, vers ce sommet qui d’en bas se déroberait encore à leurs regards.


C’était, vous le voyez, une entreprise hardie, bien téméraire et peu commune. Elle devait tout naturellement provoquer les rires et les sarcasmes, et on n’eût pas manqué de traiter « Maître Jean » de visionnaire, peut-être même de dément, aussi n’en parla-t-il guère, et seulement à ses amis capables de comprendre sa pensée. Bientôt même quittant le monde, il alla s’installer à l’écart dans une île déserte, pays étrange et presque surnaturel, où les éléments matériels et les éléments spirituels étaient si étroitement liés qu’il était impossible de les distinguer.


Ce fut là qu’il résolut de construire cet édifice qui déjà existait dans sa pensée. Tout seul, absorbé dans son travail, il choisit l’emplacement le plus favorable, délimita les contours sans qu’aucune difficulté pût le faire dévier du plan primitif qu’il s’était fixé. Puis il commença à chercher dans le sol les matériaux les plus lourds qui devaient servir à établir les fondations, peinant des journées sous le rude soleil, sans autre guide que son intelligence, sa foi en lui-même, son inaltérable probité.


Un jour qu’il travaillait ainsi, devant un chaos de matériaux où tout autre que lui n’aurait vu qu’une masse informe, mais où il distinguait déjà les lignes qu’il avait rêvées, Maître Jean vit venir vers lui, et c’était un événement singulier dans cette île dont il se croyait l’unique habitant, un étrange petit personnage qui vint s’asseoir sur un bloc de pierres et, avec attention, le regarda travailler. Il n’était ni petit ni grand, ni beau ni laid, ni brun ni blond, son apparence était frêle et son aspect effacé. Sans parler, sans bouger, il resta pendant des heures à regarder tous les mouvements de Maître Jean qui maniait avec effort le cric, la pioche ou la truelle avec des temps d’arrêt pendant lesquels il haletait en essuyant la sueur qui coulait de son front.


Le matin, le petit bonhomme devançait maintenant Maître Jean sur le chantier, il semblait s’intéresser chaque jour davantage à cette œuvre commencée et se prendre d’affection pour l’ouvrier, qui eût été bien déçu s’il ne l’avait pas trouvé à l’heure où le soleil commençait à sortir de la mer, assis sur la pierre où il avait coutume de s’asseoir.


L’attention muette qu’il portait à un travail dont à coup sûr il ignorait le but et la portée ; le rayonnement singulier qui émanait de sa petite personne et de son regard perçant, frappèrent Maître Jean qui se sentait heureux et moins seul depuis que son petit compagnon était là et bientôt il s’aperçut que sa présence amenait de singuliers phénomènes. Tout à coup la besogne semblait plus aisée, la terre était moins dure sous le pic, l’outil moins rude à la main, et les pierres, sous un bien moindre effort, se soulevaient, roulaient et venaient se placer avec facilité aux endroits voulus, de façon aussi aisée qu’harmonieuse.


Gentiment Maître Jean baptisa son modeste compagnon « Petit Génie » et ce fut bientôt entre eux un commerce d’amitié où l’un donnait autant qu’il recevait de l’autre. Puis un jour ils résolurent de ne plus se quitter. Peu à peu, Petit Génie apprit de son nouveau maître les plans et le but de son œuvre, et il mit sans réserve toutes ses facultés et ses pouvoirs quasi surnaturels au service de cette œuvre et de cet ouvrier, qu’il semblait d’ailleurs beaucoup moins découvrir que reconnaître.


Tant que dura la construction des bases de l’édifice le rôle de Petit Génie se borna à être là. Mais à présent il n’était plus immobile ni silencieux, il allait, venait, riait, bavardait, insaisissable et fuyant ; toujours à l’endroit où on ne le cherchait pas, fatiguant Maître Jean de ses questions, lui jetant au visage par manière de jeu la fleur qu’il venait de cueillir, ce qui agaçait parfois l’artiste sans qu’il se doutât que cela l’obligeait ainsi à se détendre et à se reposer.

Souvent maintenant tout en agençant les pierres et les solives, Maître Jean parlait à son petit ami de l’avenir et volontiers l’associait à sa future gloire.


« Tu verras, Petit Génie, tu verras le jour (oh, ce sera dans bien des années) où je planterai là-haut ! au sommet de la tour un énorme bouquet fait de toutes les fleurs, de toutes les herbes, de toutes les branches. Alors on acclamera mon nom si haut que tout le monde te verra. Je dirai : voici celui qui m’a mystérieusement apporté une aide magnifique, celui qui est venu vers moi alors que j’étais seul, celui auquel je dois d’avoir accompli cette œuvre, objet de vos louanges et de votre admiration.


Ces paroles rendaient toujours Petit Génie très triste, il n’aimait pas qu’on parlât d’un avenir hélas incertain. Certes les intentions de son maître étaient excellentes, mais tant de choses pouvaient les modifier. Car enfin, bien qu’il fût d’une espèce peu commune, Maître Jean était un homme, sujet au changement et, en tout cas, tributaire du temps. Or Petit Génie, qui n’aimait que la grâce, la beauté, la jeunesse, y compris la sienne, savait bien que quand sonnerait l’heure du triomphe, si jamais elle sonnait, Maître Jean, puisqu’il n’était qu’un homme, n’aurait plus à cette époque lointaine ni jeunesse, ni force, ni beauté, et cette perspective gâtait sa joie.


Quoiqu’il y eût en lui quelque chose de surnaturel, Petit Génie avait des défauts. Oh ! des défauts de peu d’importance mais extrêmement agaçants. Il était brouillon, querelleur, fantasque, désobéissant. Quand il avait tout en se jouant soulevé de ses mains menues quelques énormes pierres ou creusé un grand trou, travaux que s’il eût été seul Maître Jean eût mis de longues heures à terminer Petit Génie baîllait, se couchait dans l’herbe et il s’endormait sourd aux exhortations de son maître et à ses reproches véhéments, à moins que tout à coup pris d’une sorte de vertige il ne se mît à courir, à sauter, à bondir, à grimper aux arbres du haut desquels il entonnait quelque chanson incompréhensible, à moins qu’il ne se mît à converser avec les petits oiseaux et les insectes dont il semblait pénétrer le langage et comprendre les petits secrets. Et Maître Jean privé de son aide tempêtait, se fâchait, car livré à ses propres ressources, quoique jamais il n’abandonnât sa tâche, il la trouvait bien lourde.


Quand on commença à élever les premiers étages Petit Génie se révéla tout à coup un incomparable artiste. Sous ses gestes menus mais précis, les pierres les plus brutes arrondissaient leurs contours. Il semblait que le flanc poli des marbres recelât une foule invisible d’oiseaux et de fleurs qu’il semblait moins créer que libérer en frappant à coups légers la pierre du bout de son minuscule petit oiseau. Maître Jean chaque jour s’émerveillait davantage. C’est qu’il ignorait (mais ceci est un secret que je vous confie) que Petit Génie était le fils naturel d’une mortelle et d’un demi-dieu et que s’il avait été envoyé sur la terre c’était pour acquérir les qualités d’obéissance et d’ordre qui lui manquaient totalement.


Il fut à bonne école. Maître Jean, s’il aimait de tout son cœur son petit ami était un maître difficile et exigeant ; pour mettre fin à ses continuelles incartades, il résolut de le mettre en cage car il craignait toujours qu’un caprice, une boutade plus violente qu’une autre le fasse à jamais fuir de l’île et déserter le chantier.


Oh ! ce fut une fort belle cage spacieuse, aérée, confortable, mais enfin c’était une cage et quoiqu’il fût très insouciant et ne prît garde à rien, quand, de temps en temps, Petit Génie se heurtait la tête aux barreaux, pourtant habilement dissimulés par des guirlandes de fleurs, il était alors obligé de s’avouer qu’il était bel et bien en prison.


Mais malgré d’apparentes révoltes, il était si attaché à son maître qu’il était tenté de le remercier d’user avec lui de procédés au moins tyranniques et de le mettre à l’abri de lui-même, de ses instincts de vagabondage, de son inconstance naturelle. Il pensait : « au moins de la sorte nous ne nous quitterons jamais… » et il se sentait heureux.


C’était la meilleure partie de Petit Génie qui raisonnait ainsi, mais elle se heurtait à la pire, celle que le diable a mise en l’âme des hommes… Celle-ci se révoltait, traitant Maître Jean de féroce tyran et quand il réclamait de l’aide Petit Génie se mettait à bouder dans un coin ou, s’il consentait à prêter son assistance pour quelque travail pressant, c’était avec autant de mauvaise grâce que de puérile vanité… Peu à peu les rapports entre les deux amis se tendaient. La cage n’était plus parée de guirlandes et les barreaux de la prison apparaissaient dans leur effrayante solidité.


En dépit de cela, la tour montait… Montait et les matériaux employés étaient de plus en plus précieux, les sculptures de plus en plus aériennes ; Petit Génie excellait à ces travaux délicats. Une foi en le triomphe final unissait toujours les deux ouvriers en plus d’une affection profonde qu’ils oubliaient trop souvent de se témoigner mais ils étaient sans tendresse l’un pour l’autre, et, chacun à part lui en souffrait. Quand Maître Jean, ouvrant la porte de la cage, entraînait sans aménité son aide sur le chantier et lui disait durement « travaille », Petit Génie sentait son cœur bondir sous l’outrage et pour s’empêcher de fuir ou de refuser il devait avec effort ramener dans les zones conscientes de son âme ces flots d’amour qui peu à peu tendaient à disparaître. Il lui suffisait alors de contempler cette figure douloureuse, ces traits crispés par l’effort pour se sentir coupable… et excuser son maître. Pour ne pas éclater en pleurs, demander pardon avec cris et désespoir, ce qui eût troublé l’artiste et l’eût détourné de son labeur, Petit Génie alors s’efforçait de sourire, il s’asseyait parmi les matériaux épars et tout en chantonnant, ce qui pour Maître Jean était une preuve flagrante d’un esprit superficiel et d’un cœur sec, il choisissait les uns, rejetait les autres, tournait une colonnette, une torsade, sculptait un chapiteau ou tressait avec du marbre quelques guirlandes de fleurs de rêve, heureux, à ne plus savoir dans quel domaine fixer sa joie quand Maître Jean, la figure détendue, lui souriait en caressant ses cheveux encore parfois emplis de poussière et lui adressait quelques mots affectueux et reconnaissants. Le plus souvent, hélas, ces menues faveurs lui étaient refusées. Maître Jean, s’il était habitué à l’aide quasi surnaturelle qui lui avait été accordée, ne s’était jamais habitué aux défauts de Petit Génie et, de plus en plus, il les lui reprochait. Trop sûr de l’attachement qu’il avait inspiré à son petit compagnon, il le considérait, à présent, comme une partie de lui-même et par là même se croyait libéré de toute gratitude. Il serait en effet assez stupide de penser que, les deux mains appartenant au même individu, la main droite se crût obligée de remercier la main gauche de l’aide qu’elle lui apporte et des services qu’elle lui rend.


En attendant, et jour après jour, la tour continuait de s’élever. Bientôt elle allait atteindre la dernière plate-forme après laquelle commencerait la flèche aiguë et ajourée qui allait pénétrer dans le domaine des nuages et porter au-delà des regards humains le témoignage de ce que peut réaliser la pensée d’un homme, sa volonté, son courage et sa foi.


Mais l’esprit du mal, celui qui, après avoir entraîné les anges à la révolte, s’efforce de perdre ceux des hommes qui tentent de se soustraire à ses contraintes et à ses certitudes, veillait. Il appela à son aide les forces malfaisantes qui le servent et l’accompagnent, répandant sur le monde la laideur, l’injustice et la haine, et ce mal spirituel, intelligent, beaucoup plus difficile à reconnaître et à combattre que le mal qui n’a d’autre expression que la sottise. D’un commun accord il fut décidé que tous les moyens seraient mis en œuvre pour détruire cette œuvre en asservissant celui qui par sa volonté et sa persévérance allait parvenir à pénétrer dans les zones interdites où l’on commence à connaître l’inconnaissable et à s’approcher des sources de la puissance.


On décida, pour commencer, de l’environner de prestiges et, tout de suite, on envoya vers lui ces lourds effluves porteurs de germes dissolvants et les plus dangereux : le découragement, la lassitude et le pire de tout peut-être : l’ennui.


Parfois, maintenant, quand, au sommet provisoire de l’édifice, Maître Jean, satisfait pourtant du résultat auquel il était arrivé, jetait les yeux plus loin, sur les rives lointaines où commençait le monde des hommes, il sentait sur son visage des souffles singulièrement troublants, sans méfiance il respirait à pleins poumons le vent tiède et il était tout à coup pris de vertige, il se sentait accablé de fatigue, une expression de désolation se répandait sur ses traits et il n’osait plus abaisser ses regards sur le monde, ce monde qu’il voulait le jour venu, forcer à lever les yeux vers lui.


Il se prenait à murmurer « A quoi bon tout cela ? c’est l’orgueil seul qui m’a poussé à entreprendre puis à continuer une œuvre au-dessus de mes forces, à quoi bon aller plus haut ?… » Des idées qui jamais n’avaient effleuré son âme enthousiaste et généreuse lui venaient, il ne savait d’où. Là-bas, bien loin de l’île déserte où solitaire (car la compagnie de Petit Génie lui semblait à présent insuffisante) il travaillait si péniblement, des hommes aussi travaillaient, mais ils obtenaient ceux-là la récompense de leurs efforts. Ils avaient de l’or, de l’argent, des palais… Ils avaient toutes les joies de la terre dont il s’était, lui, volontairement privé et auxquelles il donnait, subitement, une valeur démesurée et dangereuse.


Et debout dans l’azur, au sommet de l’édifice élevé par sa fière volonté et sa foi, Maître Jean sous l’emprise du maléfice se prenait à envier les hommes courbés dans les entrailles de la terre pour lui arracher un peu de cet or, dont, le plus souvent, ils n’ont plus le temps de profiter.


Et puis l’Esprit du mal qui connaît bien le genre humain n’ignorait pas que Maître Jean touchait à cet âge difficile où le désir de se renouveler et le besoin de changement équivalent chez l’homme à une crise de croissance à rebours et l’approche de cette crise était un trop bel atout dans le jeu du diable pour qu’il négligeât de s’en servir.


Depuis que son travail l’accablait ainsi Maître Jean chaque jour s’y remettait avec plus de peine. Le matin en arrivant sur le chantier, il jetait un coup d’œil distrait sur les matériaux épars, puis ses yeux se portaient vers l’horizon… Un jour, il dut s’avouer que cet horizon ne lui suffisait plus et qu’il avait envie de sortir de cette île déserte où il avait imprudemment enfermé sa vie. D’un geste las, il laissa tomber ses outils. En vain, Petit Génie essaya-t-il par un babillage affectueux d’amener une détente dans les traits crispés de son maître ; celui-ci le fit taire rudement et, peut-être pour échapper à son angoisse, se mit à lui reprocher des fautes minimes auxquelles son esprit malade donnait tout à coup une importance démesurée. A son tour, subissant l’influence de l’atmosphère chargée d’effluves, Petit Génie se mit à ricaner… à discuter avec autant de mauvaise foi que d’aigreur, sans s’apercevoir qu’il aidait ainsi son maître dans la destruction de leur effort commun. Il essayait pourtant de travailler de son mieux, mais il soupirait quand il voyait Maître Jean s’éloigner, le dos rond, les bras croisés sur sa poitrine, replié sur lui-même comme pour donner moins de prise à la vie, marcher d’un pas tantôt traînant et las, tantôt dans une sorte de course étrange comme à la poursuite d’une forme invisible qui se fût enfuie devant lui. Et Petit Génie hochait la tête à la façon d’un vieux docteur qui prévoit l’approche d’une crise, car il ne faut pas oublier que, fils d’un demi-dieu, il avait une intuition supérieure à celle de bien des hommes. Pour Maître Jean, tout l’indiquait, la crise était imminente. Que serait-elle ? Longue, grave, bénigne ou violente, personne ne pouvait le prévoir et, si Petit Génie était contristé de ne pouvoir éviter à son bon maître auquel, jusqu’ici, il avait évité tout chagrin, cette épreuve à laquelle il semblait courir, son optimisme et son insouciance l’emportèrent. Petit Génie ne s’inquiéta pas outre mesure, son maître était fort et puissant, il triompherait à coup sûr.


Quand, après tous ces préliminaires, la victime fut amenée au point voulu, l’Esprit mauvais suscita l’obstacle sur lequel Maître Jean allait buter et compromettre sa destinée.


Un soir d’été, alors que tout semblait dormir dans la paix innocente d’un clair de lune changeant avec la course des nuages, l’Esprit du mal jugea le moment opportun. D’abord, il monta sur la tour inachevée, et son cœur haineux se gonfla de joie à la pensée que probablement elle ne le serait jamais. Du bout de son ongle démesuré, il traça sur le marbre, juste au-dessus de la rosace qu’avait terminée le matin même Petit Génie, un trait profond que rien, dans la suite des temps ne put jamais effacer, en murmurant, avec un ricanement féroce : « Jusque-là…, pas plus haut ! » Puis il étendit ses bras immenses sur la campagne, et la campagne, paisiblement endormie, fut parcourue de frissons, comme un malade au début d’un accès de fièvre. D’insensibles souffles passaient dans les branches, et cependant aucune feuille ne bougeait. La douce lumière du clair de lune devint tout à coup une sorte de lueur mécanique, répandant partout l’inquiétude et l’agitation parmi les bêtes qui, l’une après l’autre, s’éveillaient. D’étranges parfums montaient des fleurs cachées dans les buissons et les bois. Lourde de mauvais charmes, une nuit incomparable s’étendait sur la terre, une de ces nuits où des êtres fantastiques courent dans les prés, peuplent le bord des fleuves, des étangs et des sources, où des voix tentatrices chuchotent au voyageur de mystérieux appels, l’entraînant malgré lui vers un abîme que lui cachent jusqu’au dernier pas les blancheurs ondulantes de prestigieuses écharpes maniées par d’invisibles danseuses.


Petit Génie, les yeux au ciel, le nez au vent, respirait avec confiance cette atmosphère étrange. Il comprenait que le moment était venu de la redoutable épreuve à laquelle l’homme qu’il aimait uniquement allait être soumis. Aussi ce fut avec un douloureux serrement de cœur qu’il vit Maître Jean sortir de sa demeure et se diriger vers le sentier qui conduisait au rivage. Un moment il voulut crier pour l’avertir, mais il se sentait impuissant, il savait en outre que l’épreuve était nécessaire, et qu’on ne devient véritablement fort qu’après avoir souffert et triomphé.


Dévoré de fièvre, d’insomnie et de confus désirs, Maître Jean, comme on s’enfuit, tourna dans le chemin et s’enfonça sous les arbres. Mais, à mesure qu’il s’avançait dans l’ombre, l’air se faisait plus doux et plus doux les murmures des branches balancées, et plus enivrants les arômes subtils qui s‘élevaient de la terre. A bout de résistance, se sentant défaillir, tout prêt, sans le reconnaître, à succomber sous le mauvais charme, Maître Jean, sans le distinguer encore, courait, les yeux fermés et la poitrine haletante, vers le piège tendu où il allait se perdre.


C’était une fille d’une tribu lointaine et sauvage, jetée là par la tempête au cours de la nuit précédente. Epuisée par une longue lutte contre les éléments, déchirée par le choc des lames et des pierres, elle s’était réfugiée au pied d’un arbre dans ce chemin rempli d’ombre et s’y était endormie.


La nuit merveilleuse avait enveloppé son sommeil jusqu’au moment où l’Etre qui veille à la perdition des hommes l’eut réveillée pour en faire l’instrument de ses sombres et secrets desseins. A cette nature vulgaire et épaisse, il insuffla un peu de cette brillante intelligence et de cette habilité qui, sans ses attributs…[…] ; la jugeant sans beauté et de grâce imparfaite, il lui conféra, et d’ailleurs avec parcimonie, quelques dons physiques indispensables, propres à agir sinon sur le cœur, du moins, avec le concours de la nuit, sur les sens de celui qu’il s’agissait de perdre.


Maître Jean la vit arriver sur le chemin et son cœur se troubla. Il se troubla bien davantage lorsque la fille, avec un sourire qui illuminait son visage, de forme et de traits assez communs, d’un éclat passager, l’eut appelé par son nom et l’eut appelé « Illustre Maître ». Puis elle ajouta qu’elle était venue tout exprès de son île sauvage pour le trouver, attirée par sa renommée, le regardant hardiment dans les yeux ; connaissant d’ailleurs le résultat certain de cette manœuvre qu’elle avait maintes fois tentée avec succès, elle se mit à chanter. .., et les oiseaux éperdus s’enfuirent à tire-d’aile de tous côtés, ce qui ajouta aux prestiges environnants.


C’est toi, je t’ai reconnu.


La voix trémulait dangereusement dans l’air tiède. Elle n’était à vrai dire ni d’une qualité exceptionnelle, ni d’une absolue justesse. Mais il s’agissait bien de cela… Maître Jean ne remarqua que la flatterie des paroles, l’intention si évidente d’être agréable… et il perdit complètement la tête.


Sa nouvelle conquête alors changea de ton. Baissant timidement les yeux, essayant de rougir, elle ajouta d’un ton de charmante confusion :


« On m’appelle Schatz…, mais pour toi ce sera Schatzlein. »


Maître Jean, éperdu, répéta à tous les échos : Schatzlein… , Schatzlein…


Porté par la brise, qui avait modéré ses ardeurs, le nom parvint jusqu’au Petit Génie, resté bien sagement au logis. Tout de suite il comprit ce qui s’était passé et, curieux comme un petit dieu malin qu’il était, il alla se poster sur le chemin, caché dans un buisson à proximité du chantier. Il attendit longtemps ; enfin il vit arriver le couple assez mal assorti, qui marchait les bras unis d’un pas langoureux. Au pied de la tour, ils s’arrêtèrent.


En un moment Maître Jean avait retrouvé son entrain et presque son enthousiasme. Il expliqua à sa nouvelle élève son plan, ses rêves… de cette même voix que Petit Génie écoutait avec tristesse. Car pour lui…, et de la même façon, elle s’était élevée pour prononcer les mêmes mots. La femme le regardait parler… Elle ne l’écoutait pas. Aussi se contenta-t-elle de pousser de grands cris qui pouvaient être pris pour de l’enthousiasme, eut assez de prudence pour réprimer à temps une question malencontreuse : « Et à quoi cela servira-t-il ? » Puis, comme le soleil se levait et qu’elle s’était vantée d’exceller dans les travaux de ménage, elle se mit en devoir d’aller préparer le déjeuner.


Un peu fatigué et tout attendri, Maître Jean, contre son habitude, se sentait porté à l’optimisme, à l’indulgence et tout prêt à concilier l’inconciliable. Après cette vie toute pleine de travail et de rêves qui, jusqu’ici, avait été la sienne, une vie ardente et comblée de toutes les joies terrestres lui semblait due et à peine suffisante. Pourquoi donc, après tout, la continuation et l’achèvement de son œuvre seraient-ils incompatibles avec cette vie-là ? Shatzlein (il disait à présent « ma Schatzlein ») pour bien s’affirmer un droit de propriété – personne ne songeait à le lui contester, du moins dans le présent, sinon dans le passé – resterait désormais avec lui, ils ne se quitteraient plus. Elle se chargerait de la vie matérielle, lui épargnerait tout souci, ce qui lui permettrait de se consacrer tout entier à son œuvre. Au besoin même elle l’aiderait, elle l’avait promis, et il l’en jugeait fort capable.


Et Petit Génie, me direz-vous, que devient-il au milieu de cette histoire ?


Eh bien, dans l’esprit de Maître Jean, Petit Génie n’était pas exclu d’une association qui allait être fructueuse. Il se tiendrait à l’écart, bien entendu, avec tact et discrétion. Mais il continuerait à apporter au travail son aide coutumière. Et puis, quand la lassitude commencerait à se faire sentir, il serait là, comblant les intervalles de la vie amoureuse et les vides de la conversation de son babil, de son esprit, de sa fantaisie.


En attendant, il était là, Petit Génie, tapi comme à son habitude dans une haie touffue d’où il pouvait tout voir et tout entendre sans être remarqué, écoutant de toutes ses oreilles, un peu inquiet toutefois de la tournure que prenaient les événements.


Très affairée, Schatzlein allait, venait, vaquait aux soins du ménage, toujours aussi souriante, empressée ; en principe, aucune besogne ne la rebutait. Tout en travaillant, au passage, elle jetait à son maître éperdu de bonheur, comme elle lui aurait jeté une fleur parfumée, quelques phrases délirantes qui parfois prenaient un ton biblique (ce qui n’avait rien de particulièrement étonnant car elle se vantait volontiers de descendre en droite ligne de cette tribu sur laquelle avait régné jadis l’heureux amant de la Sulamite).


Petit Génie, partagé entre le fou rire, car il avait le sens inné de la mesure, et plus encore peut-être celui du ridicule, et une indignation qu’il s’efforçait en vain de contenir, entendait Schatzlein adresser à son maître ces paroles osées qu’elle débitait les yeux baissés, en zézayant comme une petite fille.


« J’ai cherché, dans mon lit, celui que mon petit cœur aime, je l’ai cherché… et je ne l’ai pas trouvé. »


Ou bien elle déclamait à pleine voix, et l’on pouvait alors se féliciter de ce que l’île étant entièrement déserte, l’intéressé seul pût entendre.


« Quel est celui qui monte dans le désert comme une petite vague de fumée ? Tel est mon bien-aimé, parfumé d’aromates, myrrhes, encens et autres herbes apothicaires ! »


S’il n’eut été doué, comme sont doués tous les enfants des dieux, de la connaissance de toutes les langues, Petit Génie eût pu douter que ces phrases aussi aimables que saugrenues que Schatzlein semblait improviser étaient tirées, mot à mot, du Cantique des Cantiques.


Quelquefois aussi, changeant de genre, car une expérience déjà longue lui avait appris qu’en amour la diversité est facteur de la durée, elle accablait Maître Jean sous un flot de paroles sans suite et de mots bébêtes pareils à ceux qu’ont coutume d’échanger, sous les tonnelles, les amoureux du dimanche pour se jurer un amour et une fidélité éternels… qui le plus souvent n’excède point la fin de la semaine.


Mais outre ces jeux et ces ris, dont le moins qu’on puisse en dire est qu’ils n’étaient pas toujours entièrement innocents, une question se posait : celle de la présence gênante de Petit Génie. Il représentait pour Maître Jean la part que Schatzlein n’avait pas prise, et qu’elle ne pouvait prendre, le passé, le travail commun, l’idéal, le rêve, l’art pour l’art, toutes choses peu sérieuses dont elle n’avait que faire et dont il convenait même de débarrasser son bien-aimé couronné de verveine et autres herbes apothicaires, et cela pour son plus grand bien.


Aussi, résolut-elle, en grand secret, la perte de Petit Génie, qui ne l’aimait guère d’ailleurs, et dont elle supportait difficilement les regards ironiques et les propos railleurs.


Maître Jean traitait d’ailleurs assez durement son petit camarade et cependant, plus il se sentait injuste dans son cœur, plus il semblait en paroles reconnaître ses services et à tout propos il en vantait l’efficacité. « Sans Lui, disait-il, je n’aurais jamais pu édifier cette œuvre écrasante ; autant que l’aide réelle et matérielle qu’il m’apporte, sa présence m’est indispensable ; il semble quand il est près de moi que tout soit allégé… »


Ces propos ne faisaient pas l’affaire de Schatzlein, qui entendait arranger la vie de son amant à sa manière, sans se soucier de ses goûts, en le flattant toutefois assez pour qu’il ne s’aperçût pas, du moins tout de suite, qu’une volonté étrangère les dirigeait. Quant à l’œuvre commencée…, elle s’en souciait peu… finie ou pas finie, qu’importe, elle prenait à Maître Jean le meilleur de lui-même, épuisait ses forces… et le détournait de l’amour.

Présomptueuse et ignorante, elle commença à persuader son nouveau maître que non seulement l’aide de Petit Génie ne lui était pas indispensable, mais qu’elle lui était en somme plutôt néfaste, car elle l’empêchait de donner toute la mesure de son Génie à lui.


D’ailleurs ce petit étourdi fantasque, qui se jouait des difficultés, empêchait tout travail vraiment sérieux. En outre il était querelleur, jaloux, insupportable, il empoisonnait l’existence de l’artiste. Ce qu’il avait fait, mon Dieu, il ne fallait pas en exagérer l’importance. C’était à portée de tout le monde, pourvu qu’on y mît un peu de bonne volonté. Elle-même s’en chargerait volontiers. Pourquoi donc Maître Jean ne l’employait-il pas davantage ? Elle était courageuse, honnête, robuste, travailleuse, dévouée…


A l’énumération de telles qualités (celles exactement qu’on réclamait d’une bonne à tout faire, en ces temps extrêmement lointains, où il restait encore quelques rares spécimens de cette race à jamais disparue), Maître Jean sentait redoubler son admiration. Et le jour où Schatzlein, forte de son autorité, lui eut signifié qu’il devait choisir entre elle et son petit compagnon, il fut tellement bouleversé qu’il trouva la force d’exécuter la sentence que son cœur pourtant réprouvait.


Il s’approcha de la cage à présent dépouillée de fleurs et de verdure, où tant d’années il avait tenu captif son compagnon fidèle, et, sans oser le regarder car il redoutait le bouleversement de ce visage qu’il avait appris à chérir, il lui parla.


« J’avais toujours pensé, Petit Génie, que tu étais vain et orgueilleux ; à présent j’en suis sûr, ce n’est que par orgueil que tu m’as apporté une aide, qui d’ailleurs aurait pu être plus efficace, je m’en aperçois. Tu t‘es cru indispensable, pauvre petit : tu ne l’es pas, et tu n’as jamais été pour moi ce qu’est celle que les dieux cléments ont envoyée à mon secours. Quand je la vois, comme elle le fait depuis quelque temps, le front en sueur et le visage cramoisi, transporter des pierres énormes, des pilastres et des supports pesants, je suis un peu gêné, soit, car j’aime avant tout la mesure, l’harmonie, la beauté. Mais je reste muet de stupeur ou je me récrie d’admiration et de gratitude devant ces efforts, ce tranquille labeur, ce continuel oubli de soi, car elle est aussi simple et modeste qu’elle est robuste et courageuse ; je ne puis m’empêcher de comparer, Petit Génie, et je songe sans indulgence à ta déplorable mobilité d’esprit, à ta continuelle ironie qui m’a si souvent décontenancé. Enfin, avoue-le, elle est pour moi exactement le contraire de ce que tu as été, son existence m’est précieuse et j’ajouterai que sa présence m’est à présent beaucoup plus indispensable que la tienne. Et puis… et il baissa les yeux pour ne pas rencontrer le regard de son petit ami, elle m’a obligé à choisir entre vous…, et il faut que tu t’éloignes, Petit Génie. »


Devant le silence consterné de l’enfant, Maître Jean reprit :


« Oh, temporairement, bien sûr, un jour tu reviendras. Il faut laisser le temps faire son œuvre, ce n’est pas un adieu définitif, loin de là… Crois bien que je suis très triste à l’idée de nous séparer, à l’idée que tu seras seul dans le vaste monde… Mais c’est sa volonté et je ne suis plus libre… Hélas ! »


Devant cette impuissance de l’homme qu’il avait cru fort, cette ingratitude de celui qu’il avait cru juste, Petit Génie, s’il n’eût été un petit dieu, se fût révolté ou eût sombré dans la plus noire mélancolie. Mais il connaissait les hommes, leur cœur inégal, la fragilité de leurs forces. Il savait bien que cet aveuglement était l’œuvre de l’Esprit du mal, qu’il était passager, et qu’il n’altérerait en rien les sources profondes et pures de l’amour qui les unissait et que tôt ou tard cet amour sortirait renforcé et triomphant d’une épreuve faite des plus mauvais charmes.


Sans rien dire, après un long et douloureux regard sur les lieux où ensemble ils avaient vécu heureux malgré tout, il partit.


Presque tout de suite le souvenir de Maître Jean se voilà d’une brume légère, il semblait que cette chère figure si familière se fût mise d’elle-même en arrière de sa vie, comme mise en réserve pour qu’il la retrouvât intacte au jour de leur réunion. Mais l’image grimaçante et sans cesse transformée de Schatzlein obsédait Petit Génie, sans qu’il fît rien pour la chasser. En lui, peu à peu, la haine remplaça, remplaçait l’amour, détruisant ses forces créatrices, supprimant même les moyens de l’esprit, la compréhension, et jusqu’à l’intelligence. Sa pensée souveraine se muait en idée fixe et sa nature insensiblement se modifiait. Bientôt de cette nature divine rien ou presque ne subsistait et il fut, en peu de temps, semblable à n’importe quel enfant des hommes, coléreux, rancunier et buté, qui, le regard sombre, les poings serrés, crie vers le ciel sa rage impuissante. A celle qui lui avait ravi le cœur de son maître, le meilleur de sa vie, il ne cessait de souhaiter les pires catastrophes, et la vouait jour et nuit aux supplices les plus odieux, s’ingéniant à inventer ou combiner des situations où le comique se joignait à l’horreur, le ridicule à l’épouvante. Il balançait entre la destruction totale et définitive de l’être qu’il haïssait et la durée éternelle de tourments que, jour et nuit, ses pensées et ses désirs ne cessaient de lui infliger.


Le temps passait et la haine dans le cœur de Petit Génie ne cessait de grandir. Il avait quitté depuis longtemps l’île heureuse, où continuaient à vivre d’une existence chaque jour diminuée Schatzlein près de Maître Jean. Mais, si loin qu’il fût, sa haine projetée sans cesse vers le point d’où elle était partie, lui revenait renforcée, chargée de forces mauvaises, si bien que, sans qu’ils s’en doutassent, il se formait entre eux un circuit fermé portant les germes les plus malfaisants qui les détruisaient plus lentement.


Un jour que, recru de fatigue et rongé d’implacable rancœur, Petit Génie, tout pareil à présent à quelque misérable enfant des hommes à qui volontiers on fait l’aumône d’une soupe ou d’un vêtement chaud, s’était assis au bord d’un champ, il vit venir vers lui une très vieille femme qui menait un troupeau de chèvres et, poliment, il lui demanda un peu de lait. La vieille femme, sous son humble apparence, était une personne très sensée, très sage, avec des dons magnifiques d’intuition et de clairvoyance, une de ces sortes de fée comme on en rencontre encore quelquefois aux carrefours des routes ou aux tournants de la vie, quand on erre misérablement en désespérant de retrouver jamais le bon chemin. Elle regarda un instant Petit Génie, comprit tout de suite sous l’empire de quel noir démon il se trouvait, et comment, enfant des dieux, il avait perdu avec son charme sa gentillesse et tous ses dons supérieurs.


Pitoyable, elle se pencha sur sa misère et, de son mieux, le consola. Sous ses vieilles mains expertes et douces, peu à peu, les voiles épais qui obscurcissaient l’âme de l’enfant tombèrent et la lumière le toucha. Petit Génie comprit ses fautes et aussitôt entreprit de les réparer.


Sur les conseils de la vieille fée, il s’en alla trouver le Roi des Génies, celui qui loge en un royaume fabuleux, immobile, au milieu du Temps et de l’Espoir, tenant entre ses mains la Balance d’Or dont l’un des plateaux contient toute la Joie, et l’autre toute la Douleur du Monde, dispensant ensuite aux hommes, selon une formule qui leur demeure à jamais incompréhensible, la beauté, la laideur, la santé, la maladie, l’esprit et la sottise.


Prosterné devant lui, Petit Génie, ayant de son cœur chassé toute haine, formula sa demande en s’efforçant de l’articuler nettement. Pour celle qui lui avait fait tant de mal, celle qui lui avait ravi sa raison d’être et le meilleur de lui-même, il réclama ce qu’il croyait le meilleur. L’amour, qui, à ses yeux, renfermait tous les autres dons.


Et puis, persuadé que le sacrifice et l’oubli de soi comportaient une récompense immédiate, il attendit le flot de bonheur qui allait, pensait-il, le soulever au-dessus de lui-même.


Rien n’arriva ! Alors il se risqua à lever les yeux vers le roi. Entre les mains toutes-puissantes la balance penchait lentement, mais c’était dans le plateau de la douleur que le poids d’or avait été placé.


Bouleversé, Petit Génie voulut parler, protester de sa bonne foi, de son désir du mieux, mais d’un geste le Roi des Génies l’arrêta et se pencha vers lui.


« J’ai strictement accompli ton vœu, Petit Génie, et tout est bien ainsi. Pour cette femme qui a eu tant de torts envers toi et pour qui tu as oublié toute haine, tu m’as demandé l’amour : je te l’ai accordé, mais…, et il sourit, l’amour et le bonheur, tous deux bien différents, ne pèsent pas, comme tu le vois, dans le même plateau de la balance. »


_______________



Et maintenant voici la fin de l’histoire.


Après un temps qui lui parut très long et qui ne l’était pas, Schatzlein s’ennuya de la monotonie de la vie qu’elle menait auprès de Maître Jean ; celui-ci la jugeait à présent sans indulgence, ayant vite reconnu qu’il avait été abusé par un charme et il regrettait Petit Génie du fond de son cœur, sans oser se l’avouer.


Souvent, à son tour, elle jetait les yeux sur l’horizon qui lui semblait limité, et vers le chemin d’où pouvait venir l’Aventure, l’Amour et la Liberté.


Elle les rencontra sous la forme d’un homme de sa race qui portait sur l’épaule un lot de marchandises diverses, s’évertuant à découvrir dans cette île, complètement déserte, une improbable clientèle. Il était assez jeune, fort, bien bâti ; elle s’avança vers lui et tout de suite le salua de la phrase qui, chaque fois, lui réussissait si bien. « C’est toi, je t’ai reconnu », puis elle s’offrit à lui porter la moitié du fardeau. Il accepta, et, sans tourner la tête, elle partit avec lui et jamais on n’en entendit parler.


Resté seul, Maître Jean se prit à réfléchir. Il contempla son œuvre et n’en fut pas satisfait. Depuis la nuit fatale où l’ongle diabolique avait tracé sur la pierre le trait ineffaçable, il avait essayé en vain de conserver la ligne primitive du monument. Imperceptible, la déviation devenait de plus en plus évidente, enlevant à l’édifice sa direction, son but, sa portée. Désespéré mais courageux, il commença à démolir le travail des dernières années, et puis…, un jour, il vit arriver Petit Génie, toujours pareil à lui-même, toujours aussi gentil, aimable et sautillant. Il regarda à droite, regarda à gauche, s’assura que Maître Jean était bien seul et se jeta d’un seul élan dans ses bras, que son maître, très ému, lui tendait.


Alors il regarda la tour où restaient encore quelques traces de Schatzlein, il fit une petite moue ironique et dédaigneuse et, d’un bond, il fut au sommet, puis tout en commençant à jeter en bas les pierres amoncelées sans art et sans ordre, il cria à son maître : « Nous allons refaire tout cela, et très vite, et très bien. A l’ouvrage, mon maître, à l’ouvrage ! »

Peu à peu, jour après jour, la tour reprit sa forme, sa ligne, et s‘éleva lentement, mais sûrement, vers le ciel.

Seule la marque de l’ongle du diable persista, rien ne put l’effacer, et dans la suite des temps, on la montra aux hommes pour leur apprendre à se méfier des trop belles nuits, de l’orgueil et de l’ingratitude.


Marie-Louise Béhaine


Notes


(1) Viviane Smith – La première manière de René Béhaine (Doctorat d’Université Paris-Sorbonne, 1978).