Qui
est René Béhaine ?
René
Béhaine semble bien être l’écrivain français le plus ignoré du XXe
siècle, mais est-il, pour autant, un auteur
« mort » ? Aussi pessimiste qu’il ait été
quant à sa réussite personnelle et sociale, il a accompli une œuvre
dont il aurait pu dire, à l’instar de Proust,
qu’elle est « plus
réelle que sa vie, et le vrai Jugement dernier ».
Le
Larousse du XXe Siècle consacre dans son premier
supplément - paru en 1953 - quelques lignes plutôt bienveillantes à
l’œuvre de René Béhaine :
« dans cette oeuvre massive, parfois prolixe où abondent les
digressions morales et sociales, René Béhaine se révèle comme un
peintre de moeurs et un psychologue pénétrant qui excelle à tirer des
faits quotidiens ce qu’ils recèlent de graves conséquences, non sans
faire preuve d’une verve satyrique qui fait impression. » La notice du Grand Larousse Encyclopédique de
1960 ne s’embarrasse pas de ces compliments que son rédacteur a sans
doute jugés nettement exagérés s’agissant d’un auteur aussi...
réactionnaire : « l’œuvre, fortement
antidémocratique, dit-il simplement,
est embarrassée de longues digressions. »
Depuis
plus de 50 ans, cette œuvre et son auteur sont tombés dans un oubli
profond ; les dernières générations ignorent jusqu'à leur
existence. De l’auteur, on pourrait connaître, par le Larousse la date
et le lieu de sa naissance ; mais la date indiquée, 1889 est
fausse, Béhaine ayant publié son premier livre
La Conquête de
la Vie en 1899. De
plus, l’Histoire d’une Société ne
compte pas 13 volumes, mais 16 et elle n’a pas été publiée entre 1928
et 1949, mais de 1904 à 1959.
Ces
seize volumes aux titres étrangement symboliques sont, dans l’ordre : Les Nouveaux venus (paru
en 1908 dans la Bibliothèque-Charpentier sous le titre Histoire d’une Société
après que sa première partie Alfred
Varembaud ait été publiée chez
Clerget en 1904), Les Survivants
(Grasset, 1914),
Si jeunesse savait... (Grasset,
1919) , « La Conquête de
la Vie » (Grasset, 1924),
L’Enchantement du Feu
(Grasset, 1926), Avec les yeux de
l’Esprit (Grasset, 1928, dans la
collection des Cahiers Verts dirigée par Daniel Halévy), Au prix même du Bonheur
(Grasset, 1930), Dans la foule
horrible des hommes (Grasset, 1932,
avec des gravures d’E. Bracquemond), La
Solitude et le Silence (Grasset,
1933), Les Signes dans le ciel (Grasset, 1935, dans la collection « Pour
mon plaisir »), O Peuple
infortuné (Grasset, 1936),
Le Jour de gloire (Mercure
de France, 1939), Sous le char de
Kâli (Laffont, 1947), La Moisson des Morts
(Editions du Milieu du Monde, 1957), L’Aveugle
devant son miroir (Editions du
Milieu du Monde, 1958) et enfin Le
Seul Amour (Editions du Milieu du
Monde, 1959)
.
Le
Dictionnaire des Auteurs des éditions Laffont-Bompiéri ainsi que son
complément le Dictionnaire des Oeuvres sont plus exacts et plus
impartiaux.
René
Béhaine (pseudonyme de René Behenne) est né à Vervins (Aisne) le 17
juin 1880 et mort à Villefranche-sur-mer le 3 janvier 1966.
« Auteur d’une vaste chronique en dix-sept volumes, il décrit
sans complaisance la vie bourgeoise d’avant 1914. Au cours du récit,
évoluent les milieux les plus divers, allant des paysans aux cercles
littéraires de la vie parisienne. Mais ce roman gigantesque affirme
aussi une conquête de soi et analyse le drame de l’unité
perdue : l’individu, privé de son support naturel qu’est la
famille, forme sociale du couple, est plus éloigné que jamais de
l’unité désespérément recherchée et s’insurge contre la société et
contre lui-même. Pourtant la psychologie n’est pas un but pour lui,
elle n’est qu’un moyen d’accès aux régions où s’élabore la pensée qui
est à ses yeux la totalité de l’homme. René Béhaine a été très
injustement méconnu du grand public, sauf peut-être pour le volume
intitulé Le Char de Kali (1947) qui a fait l’objet de critiques
élogieuses de Léon Daudet »
[il y a là une erreur : Léon Daudet, qui appréciait Béhaine,
étant mort en 1942]. Retenons
encore ces appréciations sur l’Histoire d’une Société : « Cet
ensemble compose une vaste fresque qui n’est pas sans compléter celle
que Proust nous a léguée de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie
de la même époque... Œuvre dont l’inspiration semble étrangère à
l’esthétique, mais qui apparaît dans son ensemble comme une fresque aux
lignes pures et d’une grande densité. »
*
* *
Comme
Balzac, Béhaine a eu, dès sa jeunesse, des rapports difficiles avec la
société, à commencer par sa famille. Mais, comme lui, il n’a jamais
dévié de sa route, ni de l’objet de son étude et, comme celui-ci sa Comédie Humaine, il a pu mener à son terme sa volumineuse Histoire
d’une Société.
L’objet
général, voire unique, de cette œuvre est l’étude - ou plutôt, la
recherche -, d’abord implicite, puis, de plus en plus explicite, des
conditions d’existence de la civilisation. D’où un lent travail
d’approche qui - avant même toute définition de son objet, - est une
longue étude, à la manière de Taine, des milieux dans lesquels cette
recherche s’exercera.
A-t-il
plus de 18 ans quand il commence à écrire et plus de 20 quand il publie
son premier livre, presque clandestin. Œuvre d’un débutant, La
Conquête de la Vie (le sixième
volume de l’Histoire d’une
Société portera le même titre) est cependant
la pierre angulaire d’un ensemble qui, sans lui, n’existerait pas. Le
jeune écrivain s’y était en effet appliqué, avec toute la force de
volonté nécessitée par un enjeu personnel - et vital tant pour lui-même
que pour son œuvre future - à montrer les conséquences désastreuses
d‘un mariage arrangé selon le modèle en vigueur à l’époque -
conséquences qui auraient été désastreuses pour sa fiancée - à
l’intention personnelle de qui le livre tout entier a été écrit, mais
peut-être plus encore pour lui-même dont le mariage avec Catherine,
d’un milieu différent du sien et de six ans son aînée, devait être le
point de départ d’une œuvre qui, autrement, n’aurait, à proprement
parlé, pas existé.
Et déjà commence cette
critique à la fois angoissée et impitoyable, non tant d’une société
décadente que des lois qui ont déterminé cette décadence à laquelle nul
ne peut ni s’opposer, ni survivre. Petit-fils spirituel d’un Bonald,
Béhaine rappelle inlassablement les règles d’or qui font l’unité d’une
Patrie, d’une province, d’un métier, d’une famille alors que les lois
en vigueur depuis la Révolution française n’ont engendré et
n’engendreront jamais qu’uniformité et asservissement.
*
* *
Comme
Proust, René Béhaine s’est créé un double qui lui permet tout
à la fois de décrire de l’intérieur les milieux dans lesquels lui-même,
Catherine, puis leur couple, ont évolué et de juger les coutumes, les
partis pris et les préjugés de ces mêmes milieux.
Voulant
étudier les conditions d’une vie sociale normale, il commence par
rebâtir la société qu’il a ou qu’il a eu sous les yeux ou que sa
fiancée, puis sa femme - devenue d’une certaine façon sa collaboratrice
- lui a, de son côté, décrite. Tout cela au milieu des péripéties d’une
existence à deux, puis à trois, qui, tout de suite, s’annonce
difficile. Tout en la décrivant, et en luttant sans relâche contre
elle, il en analyse les forces, déclinantes, et les faiblesses toujours
croissantes, avec pour ultime souci de remonter aux causes. Tout
d’abord elle l’écrase et il n’a de cesse - mais comme c’est long,
décourageant souvent et incessamment remis en cause - d’en avoir
arraché celle qui doit devenir sa femme.
Ainsi,
cette suite romanesque n’est pas vraiment l’histoire d’une
société ; on n’y trouve pas de types sociaux comme dans la
Comédie Humaine. C’est, à la vérité, l’histoire morale d’une société,
une suite de jugements sur des comportements, une représentation
mentale de la vie sociale et de sa moralité. Béhaine ne décrit pas un
monde comme Zola, il n’en construit pas un plus réel que la réalité,
comme Balzac, ou semi-onirique comme Jouhandeau : il a pour
but de « faire
l’histoire psychologique de son temps »
dont il a cherché à représenter, à
travers l’enfance, puis l’adolescence, de Michel et de Catherine,
« les deux mouvements si différents de la société
française, composée d’une foule sans passé au milieu de laquelle
subsistent quelques
îlots d’une humanité devenue différente, comme des bouquets d’arbres
dans une plaine déboisée », écrit-il
dans la courte préface de « La Conquête de la
Vie » en 1924.
C’est
dans cette même préface qu’il s’explique sur son style. « La
phrase écrite n’est, pour le lecteur ordinaire qu’une transposition à
peine modifiée de la phrase parlée. Qu’une idée la gonfle, lui donne de
l’ampleur et du poids, la gêne et presque la surprise qu’il en
éprouvera lui fait conclure aussitôt qu’il y a là une faute... Mais il
en est d’autres dont le suffrage sérieux est le seul qui compte, et
c’est à ceux-ci que je veux m’adresser. C’est à ceux qui, le livre
ouvert, osent et savent suivre avec patience le développement de la
phrase qui s’ajuste et s’accorde à la méditation de leur esprit. Le
soir tombe, on relit la page, on se cherche dans ce miroir que vous
tend l’expérience et qu’a coulé pour vous, dans la retraite et le
silence, un cœur si proche du vôtre, qu’on ne connaîtra jamais... »
Et la morale, la voici, quelques lignes plus loin où Béhaine s’adresse
directement à son lecteur : « Vous
ralentissez maintenant votre lecture. Vous tournez les pages comme si
entre elles vos propres souvenirs s’étaient glissés. Vous vous
dites : Que n’ai-je seize ans, que n’ai-je dix-huit ans, que
ne puis-je, à ce carrefour où je n’ai su choisir, entrer dans le chemin
dont je ne connaîtrai jamais le mystérieux secret. Mais la leçon du
passé fermé doit servir à ceux devant qui l’avenir demeure grand
ouvert. Et plus encore qu’à vous, c’est à ceux-ci que ce livre est
destiné ».
*
* *
C’est
à chaque épisode, presque à chaque page que l’auteur nous invite à un
double saut dans le temps : en effet, au temps implicite de
l’écriture s’ajoutent à la fois celui du récit et celui du temps, passé
ou futur, évoqué par ce récit. On comprendra mieux cette double
démarche à la lecture de la page ci-après dans laquelle Michel
raconte une difficile promenade en montagne avec son petit garçon. Il
entend tout d’un coup celui-ci pleurer.
« Ce
désespoir était si inattendu chez ce petit enfant qui ne se plaignait
jamais, qu’il semblait que la cause en fût ailleurs et débordât
l’instant présent. Peut-être, en effet, l’effort excessif qu’il lui
fallait fournir lui avait-il rendu le sentiment de toutes les
tristesses de cet autre chemin où, sans ménagement comme sans prudence,
son père l’entraînait depuis qu’il était né, et avait-il eu une subite
prescience de l’avenir qui l’attendait ? Mais si Michel ne se
rendit pas compte des raisons profondes d’une défaillance qu’il
attribuait tout simplement à une fatigue passagère, quelque chose en
lui, situé au-delà de sa conscience, les avait sans doute perçues,
puisque, plus tard, montant seul cette fois, perdu dans le plus affreux
des songes, une pente couverte de broussailles, l’image de celle que,
vingt ans plus tôt, par un chaud matin d’été, tous deux avaient gravie
avec tant de peine côte à côte, devait, comme si l’une expliquait
l’autre, reparaître brusquement devant ses yeux, chargée d’un sens
secret qu’il découvrirait seulement. »
Les
trois temps sont ici bien marqués : celui du récit lui-même,
puis le temps de l’écriture où Michel analyse les causes du chagrin de
son fils et, enfin, cet autre temps évoqué dont on arrive à croire -
suprême habileté de l’écrivain - qu’il se situe au-delà des deux
autres. Il faudrait disposer d’encres de plusieurs couleurs ou de
caractêres de types différents pour dessiner - non les méandres comme
chez Proust, mais les plans et les successifs arrière-plans d’une
pensée aussi inductive et dont l’expression n’est pas sans analogie
avec l’art des dialogues platoniciens. Léon Daudet, qui précisément
plaçait Béhaine sur le même plan que Proust, écrivait, après la
parution d’Avec les yeux
de l’Esprit : « On
dirait qu’il a déjà vécu une première vie, dont il se souvient dans une
seconde existence... »
En
voici un autre exemple. C’est un soir, en Suisse, fin 1916 ou début
1917. Michel admire le profil de son fils dans la lumière et le dessine
rapidement. « Ensuite,
ayant montré son dessin à Claude et à Catherine, il plaça la feuille
dans un classeur qui contenait d’autres papiers, et, sans l’oublier,
l’y laissa. » Vient alors cette
étonnante page de méditation dans laquelle le style suit les méandres
de la pensée et les détours des réminiscences successivement enroulées et déroulées -
et qui fait que nous lirons toujours Béhaine avec passion : « Comme
tant d’autres souvenirs avant lui, le temps allait passer sur celui-là.
Retranchée de l’éternel mouvement qui lui avait permis de naître, cette
minuscule silhouette ne serait plus pour de longues années que
l’élément inerte qu’entraînerait dans l’orbite de sa vie celui dont
elle devait suivre le destin. Après un immense détour, encore une fois,
ils seraient réunis. Ils habiteraient une maison nouvelle, mais une
maison cette fois à eux, qui devait être celle de Claude, et dont
Michel un jour pourtant allait rester le gardien solitaire. Pour
essayer de ne pas douter de la réalité d’un monde inacceptable, pour se
donner du courage, puisqu’il lui fallait construire la vérité avec des
matériaux illusoires, il rassemblerait alors autour de lui, comme on
s’enferme dans une enceinte, tout ce qui pourrait lui donner une preuve
que sa vie passée n’était pas un rêve et que le présent était aussi
irréel, ou aussi vrai, que ce passé qui n’existait plus. Il
rechercherait donc le décalque d’autrefois, heureux de le savoir
bientôt à côté de lui, sous ses yeux, fixé au mur de la petite chambre
basse dans l’incroyable silence de laquelle il se plairait parce qu’il
y entendrait mieux la voix qui s’y était élevée. Enfin il le
retrouverait, toujours intact, et une autre image encore qui lui
rappellerait cette même époque, une lithographie en couleur qu’il avait
achetée à Lausanne pour la donner à Claude, et qui représentait une
petite princesse de conte tremblante sous sa couronne au milieu d’un
cercle de nains à longue barbe ressemblant tous au Père Croqui. Et
puis, à quelques jours de là, la Bétise aux pensées et aux gestes de
brute prendrait sur la table où elles seraient placées ces deux
feuilles dans lesquelles elle ne verrait que papier bon à froisser pour
en allumer le feu au fond d’un poêle, et les deux images
disparaîtraient comme déjà avaient disparu les instants qu’elles
auraient prolongés. Mais plus fort que la Bétise, plus fort que le
mauvais sort, il reverrait toujours, inscrite dans la partie de l’être
où vivent les souvenirs du cœur, l’étroite forme apeurée de
Blanche-Neige debout et les mains jointes au milieu des sept nains, et
ce tracé d’une ombre devenue indestructible et que rien n’effacerait
jamais plus, avec la mèche de cheveux indiquée sur le front, le nez qui
avait encore la courbe un peu relevée de la première enfance, et la
forme si nette de
la bouche, celle-là même d’où , un soir de cet été, - ils
étaient seuls, l’ombre venait, et Michel tenait son petit garçon dans
ses bras , - étaient sorties ces paroles que semblait encore sceller le
dessin des lèvres closes : « Papa, c’est un beau
mot ! » - paroles dont la gravité tendre, en
s’associant dans sa
mémoire au sérieux d’un profil enfantin, y laisseraient un souvenir
sinon heureux, car le souvenir est toujours triste, du moins assez
léger pour que le cœur sur lequel il pèserait n’en sentît pas le poids,
puisqu’il serait fait seulement d’une ombre, d’un trait mince sur une
feuille blanche, et du son d’une petite voix. »
Méditation
belle et prenante sur laquelle on aimerait s’arrêter longtemps...
Les
deux premiers volumes de l’Histoire d’une
Société établissent les bases de
l’édifice : Les Survivants,
c’est la famille de Laignes, celle de Catherine, prise deux générations
plus haut ; Les Nouveaux-venus,
celle de Michel, étudiée également dans ses racines.
L’idée
même de cette symétrie est simple et sa mise en œuvre peut sembler
facile, mais il ne faut pas perdre de vue que ces évocations rapides,
mais précises, préfigurent les principaux traits de caractère de nos
deux héros : la ténacité, l’ordre, d’un côté, celui de Michel,
l’insouciance et le manque de volonté de l’autre, du côté de Catherine,
et qu’elles posent les prémisses d’une dualité, pour ne pas dire d’une
lutte dont on n’est même pas sûr qu’elle finisse au terme de cette
épopée, puisque l’unité ne peut être trouvée sur cette terre, dans
cette vie.
Mais,
lus avec intérêt, on les oublie vite pour s’attacher à l’aventure
personnelle des deux héros à la faveur de laquelle Béhaine trouve à la
fois son style, son rythme en même temps qu’il développe ses idées
personnelles sur le mariage, l’armée, les institutions sociales et les
ressorts, souvent secrets, de leur fonctionnement, les conditions de la
naissance et du développement de la vie et, en ce qui concerne l’homme,
de la civilisation. Et c’est là que, peu à peu, nous le voyons avec
admiration rejoindre, tant par l’acuité de sa pénétration psychologique
que par la profondeur de ses réflexions générales, la pléiade des
grands écrivains de l’époque, un Proust, un Faulkner, un Joyce - et,
avant eux, un Balzac, un Melville, un Dostoïevski.
Léon
Daudet, pour le citer encore une fois, écrivait : « A la différence
de Proust, et à la ressemblance de Bernanos, Béhaine est synthétique,
non analytique, et il procède par tableaux d’ensemble, successifs,
d’une vigueur égale à leur simplicité... Il est le peintre des
ensembles, des rassemblements de la circonstance, du cœur, de l’esprit.
Son dernier ouvrage [il s’agit d’Avec les yeux
de l’Esprit], comme les
précédents, fourmille de ces inclusions merveilleuses, qui ne sont pas
digressives, comme chez Balzac, qui se rapportent en plein au thème
central, mais qui donnent de la hauteur, de l’espace et de l’air. »
Dès
la naissance de Claude, les volumes successifs sont remplis de
délicates et subtiles analyses de l’amour filial et de l’amour
paternel. En voici un exemple entre cent autres :
« ... Ce
matin-là, quand ils sortirent, Michel tenait serrée plus qu’à
l’ordinaire la petite main qu’il avait dans la sienne, comme s’il
voulait consolider le lien dont, défiant à l’avance la mort, il se
refusait à admettre la rupture. Ils avaient pris l’avenue de la Harpe
qu’ils remontaient pour se rendre à la tête de ligne de leur tramway,
et tout à coup, Michel sentit sa main soulevée et, sur elle, le baiser
silencieux que son petit compagnon venait d’y poser. Ralentissant le
pas, sans rien dire, il le lui rendit, puis ils continuèrent leur
chemin. Ils étaient arrivés, à ce moment, devant une humble épicerie
qui, bien des années sans doute encore, allait survivre à la fugitive
image qu’avait réfléchie la grande glace de sa devanture. Déjà,
derrière eux, le trottoir était vide de leur présence, et rien n’y
marquait le point où, un matin, il leur aurait été donné de sentir dans
sa plénitude l’amour qui les unissait : instant exceptionnel
et si parfait que tout en restant chacun soi-même ils avaient eu le
sentiment de se confondre dans une unité au sein de laquelle ils
étaient égaux. Ce point invisible, le cherchât-on avec la dévotion du
souvenir, nul ne pourrait donc jamais le reconnaître. Cependant,
quelque part, sur une avenue sans nom, dans un lieu inconnu, mais plus
délimité par les mots qui l’isolent et l’exhaussent qu’une statue par
sa grille, les coeurs qui ont aimé pourront retrouver, comme le reflet
plus doux d’une grande lumière, la trace permanente de cet instant si
pur et dont, au-delà des formes, au-delà même du souvenir, le foyer
subsistait et subsistera toujours, puisqu’il avait sa place dans ce qui
ne change pas. »
Un
tel passage montre bien le halo de réflexions dont l’auteur entoure et
éclaire le moindre petit fait ainsi
que la fluidité du style qui les pare et, surtout, quelle émotion ne
naît-elle pas chez le lecteur d’un texte d’une telle richesse et d’une
telle profondeur de pensée ! Voici ce qu’écrivait si justement
Daudet à ce
sujet : « Ce
n’est qu’à la réflexion et comme au second goût, que cet enveloppement
de remarques brûlantes, originales et vraies exprimées dans un style
réticent, racinien (du Racine en prose) commence à agir, à
impressionner, à dominer le lecteur. Alors vous reprendrez ces pages
éclairées d’une entre-lueur de crépuscule estival, et vous descendrez
en elles avec une impression de douceur compréhensive et de chatoyante
euphorie. Elles s’imposeront à vous, elles vous hanteront, par une
espèce de sortilège, à la fois sensible et mental. Elles se saisiront
de votre mémoire. »
Leur
existence précaire et les innombrables déménagements auxquels elle les
condamne alimentent chez Michel l’obsession du « foyer
définitif » qui lui semble la base de la vie à laquelle il
pense avoir le droit de prétendre - et ce d’autant plus qu’une ancienne
propriété ayant appartenu à la famille de son père, les Varambaud, a
fait l’objet d’un legs direct au petit Claude, son fils ; le
legs est plus ou moins contesté par sa mère et d’ailleurs Charmont est
situé, pendant toute la durée de la guerre 14-18, en zone occupée. N’en
vient-il pas, alors qu’ils ont provisoirement trouvé refuge à
Saint-Gingolph, en Suisse, à essayer de le construire en modèle réduit.
« L’image
que conservait sa mémoire de cette grande maison où il avait conduit
Catherine quelques années auparavant ne lui suffisait plus. Il aurait
voulu en avoir la forme sous les yeux, pouvoir toucher les murs, la
porte, les fenêtres, en faire le tour, et son regret était devenu si
vif qu’un soir, guère différent en cela du petit enfant qui, parce
qu’il tient dans ses mains un jouet, se croit le maître de ce que cette
forme réduite de l’objet qu’il imagine lui représente, il entreprit,
puisque le sort les en séparait, de construire, à la mesure du moins du
petit coin de la malle où il lui serait possible de l’emporter, la
grande demeure qu’ils n’avaient pas. Se souvenant de la façon dont, au
moyen de cartes de visite, son père avec tant d’ingéniosité lui avait
construit, quand il était petit, un minuscule fourneau de cuisine, il
prit une feuille de papier épais, des ciseaux, de la colle, et, sous
l’œil de Claude silencieux et attentif comme lui-même l’avait été
autrefois, il commença, après avoir établi les proportions de la
maison, à en monter les murs. Mais la forme compliquée du grand toit
où, par derrière, devaient s’ajuster en équerre les toitures plus
basses des deux petites ailes, lui rendit bientôt si difficile
l’exécution de son ouvrage qu’il dut finalement y renoncer, et,
détachant une feuille du cahier sur lequel il avait écrit toute
l’après-midi, il se borna à dresser de mémoire le plan de leur
château : besogne qui lui prit plusieurs soirs, tant il
s’appliquait à être exact. Il fit le plan du rez-de-chaussée, tel que
celui-ci existait, appelant salle de billard la chambre où lui et
Catherine avaient couché, puis, dans un second dessin, il représenta,
tel qu’il voulait le disposer, le premier des deux greniers ,
celui qu’il convertirait en appartements. Il le montra à Claude, lui
désigna l’endroit où serait sa chambre. Se doutait-il alors que ces
deux feuilles de papier survivraient à la réalisation de son rêve, et
qu’après avoir prêté une forme à son espoir elles ne seraient plus un
jour pour lui que le souvenir mélancolique d’un mirage
évanoui. »
*
* *
L’écrivain
sacrifie les autres - son entourage immédiat et, inconsciemment,
jusqu'à son fils - à son œuvre. L’Histoire
d’une Société est une œuvre tragique.
D’instinct Michel refuse toute théologie, toute transcendance, tout
sens à l’ordre du monde. L’avenir de l’humanité n’est que dans sa
propre disparition et l’homme parfait serait, pour lui, non seulement
celui qui ne tuerait pas - ce qu’il a fait lui-même en refusant toute
participation à la guerre, - mais, plus encore, celui qui ne se
reproduirait pas.
S’il
a aimé son fils plus que tout au monde, s’il a cherché, tout au long de
sa vie, à créer pour lui les conditions d’une existence que lui-même
n’a pas connue, il a très vite compris qu’il échouerait et la mort de
Claude, dans des circonstances tragiques et mystérieuses, signe à la
fois la fin de sa propre volonté de vivre et celle de son œuvre. « Comme
le héros de ce conte qu’il avait écrit quand il avait quinze ans, assis
sur les marches d’un escalier, il était arrivé au but qu’il s’était
autrefois fixé et où il venait de tomber, à bout de forces, mais
vainqueur. Car si sa vie n’avait été qu’une longue suite d’erreurs
lamentables, d’efforts manqués, d’échecs de toutes sortes, il n’avait ,
malgré le plus affreux malheur, jamais cessé de lutter avec une volonté
opiniâtre, avec un courage dont il recevait enfin le prix, puisqu’il
comprenait maintenant le sens absolu des paroles qu’un soir, à
Saint-Gingolph, il avait entendues, venant de la chambre voisine de la
sienne, prononcées par son petit garçon qui les chantonnait pour
lui-même avant de s’endormir : « Mon papa, mon papa,
que tu m’aimes ou ne m’aimes pas, moi je t’aimerai toujours. »
Ce
sont les dernières lignes d’une œuvre prométhéenne et René Béhaine
ajoute a parte : « Sans
certains échos souvent très lointains qui en sont venus jusqu'à moi, et
le souvenir de celui qui m’attend au but qu’il me désigne, je n’aurais,
à ce jour où mon œuvre se termine, que le regret de l’avoir
commencée. R. B.»
Ultimes
lignes du dernier volume (Le Seul Amour, 1959) d’une œuvre commencée quelque soixante ans
auparavant.
René
Béhaine est mort en 1966, deux ans avant une nouvelle révolution qui
préluda à une inversion des valeurs sans précédent, semble-t-il, dans
l’histoire de l’Humanité, mais préparée par une série de reniements
dont peu d’esprits avaient mesuré les conséquences et qui obéissaient à
ce plan du Mal dont parle Béhaine à plusieurs reprises, en en désignant
presque nommément les auteurs.
*
* *
Une
première lecture de cette œuvre se fera dans un désordre improvisé ou,
plus exactement, fruit du hasard des découvertes successives des seize
volumes de l’Histoire d’une
Société qui n’a pas été rééditée et qui, à vue
humaine, ne le sera jamais. Les pages choisies qu’on lira ci-après
montreront d’ailleurs, de façon claire, les raisons de cette mise à
l’index.
On
sera donc par la suite conduit à une seconde lecture qui permettra de
découvrir et d’apprécier la magnificence d’un style si parfaitement adapté à une hauteur de
pensée et à un désintéressement dont on n’aura pas rencontré d’exemple
depuis la lecture de la Comédie Humaine. En un mot, c’est un sentiment
d’admiration qui vous poussera à repasser, une fois encore, par les
mêmes chemins pour retrouver l’ordonnancement classique d’une œuvre
dont on pourrait, sur un autre plan, trouver l’équivalent dans l’étude
et la contemplation du château et des jardins de Versailles.
On
reconnaîtra volontiers qu’une œuvre aussi abondante et que Michel
Vivier, critique littéraire de la Nation Française, qualifiait dans son
compte rendu de La Moisson des
Morts, de
« nourrissante »,
non sans ajouter : « L’appétit vient en
mangeant et l’on prend vite goût à cette nourriture un peu lourde, mais
en fin de compte agréable, et assurément substantielle »,
on reconnaîtra volontiers, dis-je, qu’une telle œuvre comporte, sur
plusieurs milliers de pages, quelques longueurs et des digressions sans
véritable intérêt, mais on y trouve aussi, et presque à tout moment de
la lecture, l’or de celles dont nous avons donné quelques exemples.
Il
s’y trouve de trop longues pages sur l’évolution de l’Univers, celle de
l’humanité, sur les différentes civilisations et leurs rapports, sur la
nature de la guerre et ses causes, sur sa conception de l’Homme et de
sa place dans l’Univers, sur le Bien et le Mal, sur les religions et,
notamment sur le catholicisme. C’est la partie la moins bonne d’une
œuvre par ailleurs admirable, non par sa masse imposante, mais par les
trésors de sensibilité qu’elle recèle, par les qualités d’un esprit -
force, courage dans la recherche de la vérité, hauteur de vues - tel
qu’il est rarement donné d’en rencontrer, enfin par le style qui
l’anime d’un frémissement presque ininterrompu. On est en droit de dire
que si la valeur esthétique de cette œuvre ne dépasse pas celle de
Proust, sa valeur morale est supérieure à celle de La Recherche.
Il
n’est pas possible de vivre avec un corset idéologique : c’est
précisément ce que Béhaine a refusé toute sa vie. Mais il n’est pas non
plus possible de juger les oeuvres d’époques antérieures à la nôtre
avec un esprit encadré par ces mêmes contraintes. Toute critique digne
de ce nom doit, sous peine de faire la preuve de son incompréhension et
de son iniquité, replacer l’œuvre qu’elle prétend juger dans l’ambiance
de l’époque au cours de laquelle celle-ci a été conçue, écrite et
publiée. La suffisance et le contentement de soi ne peuvent être les
bases d’une saine critique, pas plus que les ciseaux de la censure.
Comme
Bernard de Fallois, dans le numéro du Point consacré à Marcel Proust,
nous aimerions pouvoir réunir ici un bouquet de
photographies : la cathédrale de cette ville où le père de
Michel était magistrat avant sa nomination de Conseiller à la Cour
d’Appel de Paris, la plage ou quelque villa de cette station balnéaire
où il rencontre Catherine, quelques vues de Suisse, puis le
« château » de Charmont ; mais aussi des
visages : Michel, Catherine, M. et Mme Varambaud, les Laignes,
et encore des amis : Grasset, l’éditeur de Béhaine pendant
près de 30 ans, Béatrice Dussane, l’intelligente interlocutrice de la
brève « Enquête sur la Monarchie » dont le même
Grasset, après l’avoir commanditée, refusa la publication, et tant
d’autres, célèbres ou non, sur lesquels il faudrait, d’ailleurs,
pouvoir mettre un nom.
Il
faudrait aussi pouvoir retracer la vie de René Béhaine, mais est-ce
vraiment nécessaire tant la vie et l’œuvre de cet écrivain singulier
sont une même aventure.
Les
pages choisies qui suivent sont différentes des Pièces à
conviction présentées au public par Sylvain
Monod en 1960. Sylvain Monod, fils du pasteur Monod, était un très
ancien ami de Béhaine, puisque la correspondance qu’il entretint avec
lui s’étend de 1925 à 1965. Le livre de morceaux choisis de la
publication duquel il se chargea était préfacé par Yves Gandon qui, lui
aussi, avait connu l’écrivain dès avant les années 30 ; il fut
édité aux Editions du Milieu du Monde, éditeur, par ailleurs, des trois
derniers volumes de l’Histoire
d’une Société.
Réduite
à l’essentiel, celle-ci n’est pas autre chose - du moins à partir de Si jeunesse
savait... - qu’une réflexion de l’auteur sur
son œuvre, vécue d’abord, puis écrite,
en même temps qu’un
miroir tendu à la société de son temps et une réflexion sur les
conditions de survie de cette société.
A
la différence du choix de Sylvain Monod qui tend surtout à faire
apprécier les différentes facettes de l’art de l’écrivain, le mien
s’attachera à suivre l’essence même de sa pensée. On y trouvera
notamment, dans leur intégralité, les pages que Béhaine lui-même avait,
malgré les pressions, et au risque de n’être pas édité, refusé de
supprimer, - celles relatives à la Révolution française, à la
démocratie, à la Révolution russe, à l’Action Française, au Front
populaire, à la « Libération ». Quelque puissants que
soient les censeurs du jour, ces pages et quelques autres ne peuvent
être arrachées d’une œuvre à l’intelligence de laquelle elles sont
profondément nécessaires, car, d’une part elles font partie du
témoignage que l’écrivain a voulu porter sur la société au sein de
laquelle il a vécu ainsi que sur les causes de son irrémédiable
déchéance, mais, d’autre part, elles forment le nécessaire contrepoint
de ces pages magistrales où il rappelle la nécessité de la Monarchie
capétienne, celle de l’aristocratie ainsi que l’irrésistible déclin
d’un peuple qui, conduit par de mauvais bergers, tourne le dos à des
valeurs qu’il considère comme vitales.
On
comprendra aisément comment un tel esprit, doué de telles qualités, a
pu, après avoir été reconnu par ses pairs dans la période de relative liberté d’esprit que
furent les années d’avant-guerre, être totalement rayé du paysage
intellectuel français à l’avènement de la démocratie totalitaire qui a
suivi les années 1939-1945. On se demande d’ailleurs par quel miracle
des livres comme Sous
le Char de Kali ou La
Moisson des Morts ont pu voir le
jour ; clairvoyant, Grasset, dès 1939, avait refusé de
continuer à le soutenir.
*
* *
Toutefois,
il demeurait désespéré à la pensée que son œuvre, dont il avait pu
mener à bien la correction et qu’il considérait comme un monument de
l’esprit humain, mais aussi comme un témoignage capital sur la société
de son temps, ne serait pas rééditée et sombrerait dans l’oubli.
L’expérience qu’il avait faite aurait été inutile et les vérités qu’il
avait découvertes perdues pour une humanité à laquelle même les progrès
techniques les plus extraordinaires ne permettraient pas d’échapper à
une barbarie désormais inéluctable. « Même si le pire
devait arriver... » pensait Maurras,
- pour Béhaine, le pire était désormais une certitude.
Si
le slogan « guerre à la guerre » des années 20 a conduit
l’humanité à une deuxième « guerre mondiale », plus
meurtrière et plus dévastatrice que la première, on peut se demander
vers quel retour à la barbarie l’emmène le nouveau mot d’ordre de
« guerre au terrorisme ». Encore une fois c’est
l’empire du monde qui est visé par ceux qui croient en avoir reçu la
promesse, et, à travers la destruction des familles, des villages, des
terroirs, des nations, c’est la destruction même de l’être humain qui,
diaboliquement, se profile, ou plutôt, s’exécute.
*
* *
Béhaine
revendique à maintes reprises les titres d’historien - comme Balzac,
qui a été le dernier grand écrivain antidémocrate à franchir la barre
du « grand public » (lequel d’ailleurs
ignore totalement cet aspect de son œuvre et de sa pensée) -, et de
philosophe. Il a été un individualiste dans une société asociale, voire
antisociale. On est frappé à la fois par la solitude de l’homme et le
caractère presque surhumain de l’ambition de l’écrivain.
Comme
celle de Maurras, l’œuvre de Béhaine est un rempart contre la bêtise et
la lâcheté. Et, s’il est vrai, comme l’écrit
Kléber Haedens dans la préface
de son Histoire de la
Littérature française, qu’ « un
seul lecteur peut rendre un auteur plus important que cent mille », nous souhaitons comme il le désirait
ardemment et comme il ne lui parût pas tout à fait impossible que cela
arrivât un jour, que l’Histoire d’une Société
atteigne enfin le public qu’elle mérite et soit reconnue par lui comme
l’un des grands classiques du 20e siècle.
Elle
est aussi, et peut-être surtout, un témoignage, - et notre lecture de
ce témoignage est aggravée de tout le poids de celui qu’à notre tour
nous pouvons porter - que, de façon irrémédiable, la pesanteur l’a
emporté sur la grâce. Car, il ne s’agit même plus de la disparition
d’une civilisation, mais du fait que la voie dans laquelle s’est
engagée l’humanité toute entière interdit la naissance ou la
renaissance de toute civilisation.